Article paru dans L’Opinion, le 29 mai 2024 sous la plume de Jean-Dominique Merchet
Qu’est-ce que le géographe que vous êtes est allé voir en Irak ?
Je voulais comprendre pourquoi les milices chiites recrutaient aussi massivement et j’ai vu de mes propres yeux, dans le sud du pays, le désastre environnemental qui l’explique. Dans la région de Bassorah, Nasiriyah, Amarah, l’ancienne région des marais, l’eau manque gravement et il ne reste que quelques lambeaux d’agriculture. Ce sont désormais des terres salées, abandonnées. Le débit des fleuves Tigre et Euphrate a été réduit par les barrages construits en Turquie mais aussi en Iran, car ces pays ont également un fort besoin d’eau. Ensuite, le système d’irrigation traditionnel, par submersion, entraîne une évaporation énorme avec 90 % de pertes. En raison du réchauffement climatique, les températures sont devenues insupportables, avec plus de 50° en permanence durant l’été. Cette année, toutefois, le printemps est « pourri » avec des pluies exceptionnelles. Cette situation provoque un départ des populations vers les villes, où la sécurité est mieux assurée. L’agglomération de Bassorah, la grande ville du sud, compte aujourd’hui entre 5 et 6 millions d’habitants. Elle est entourée d’une ceinture de misères, avec des gated communities, des quartiers résidentiels fermés pour les privilégiés. Les gens y viennent parce que l’électricité est gratuite. Or, l’électricité, c’est la climatisation qui rend la chaleur supportable. En 2019, la ville avait connu des émeutes à cause de la chaleur épouvantable et des coupures d’électricité. Les autorités en ont tiré la leçon en construisant des centrales et un réseau électrique pour s’assurer de la paix sociale. La survie du gouvernement est liée à sa capacité à fournir de l’électricité. C’est ce que l’on observe aussi dans le Golfe, mais en Irak, la situation est aberrante : ce sont des maisons en parpaing avec des toits en tôle qui bénéficient de l’air conditionné. Et les portes restent ouvertes, puisque l’électricité est gratuite… C’est une vision apocalyptique et cette situation n’est pas soutenable. Tout cela est permis par les revenus de la production de pétrole, entre 4,5 et 5 millions de barils par jour. Sinon, l’Irak ne produit plus rien, notamment parce que l’Iran en a fait un marché captif. Je connais l’exemple d’une petite entreprise de production de jus de tomates qui n’a pas résisté à la concurrence des prix iraniens. L’Iran exporte pour plus de 20 milliards de dollars par an chez son voisin et utilise les banques irakiennes pour contourner les sanctions internationales. Dans le nord du pays, la Turquie fait également de bonnes affaires, comme la reconstruction de l’aéroport de Mossoul, dont on nous avait pourtant annoncé qu’il s’agissait d’un contrat pour la France.
Qu’en est-il, alors, du recrutement des milices chiites, ces supplétifs de l’Iran ?
Les jeunes, qui n’ont souvent ni formations, ni emplois, n’ont souvent comme débouchés que de s’engager dans les milices chiites – la « mobilisation populaire ». Ils sont payés par le gouvernement irakien et sont des « proxys » de l’Iran. On estime leur nombre à plus de 200 000 et ce sont eux qui ont permis la survie du régime syrien de Bachar al-Assad. Ces milices possèdent chacune leur « bureau économique », l’instrument de la corruption. Quand on traverse l’Irak du sud au nord, comme je l’ai fait, on constate que le pays part littéralement en morceaux, avec une série de fiefs. A chaque passage de frontières provinciales, il faut payer des taxes aux milices.
Quelle est aujourd’hui la taille de la population irakienne ?
On l’estime à 43 millions d’habitants, quatre fois plus qu’il y a cinquante ans. Les Arabes chiites sont majoritaires, à hauteur de 60 %, soit 25 millions. Ils sont dans le sud du pays, mais désormais la capitale, Bagdad est « chiitisée » un peu à la manière dont Jérusalem est « israélinisée » avec des cités autour de la ville pour accueillir de nouveaux habitants et une conquête progressive du centre. Les Arabes sunnites [qui dirigeaient le pays jusqu’à la chute de Saddam Hussein en 2003] représentent environ 25 % de la population et les Kurdes, dans le Nord, 15 %.
Quelle est, justement, la situation dans le Nord, depuis que Daech a été chassé de Mossoul en 2017 ?
Les locaux rebâtissent eux-mêmes leurs habitats, mais la reconstruction du centre-ville piétine et l’aide internationale, comme celle de l’UE, est une véritable gabegie. Mossoul est sous le contrôle des milices chiites avec des alliés sunnites. La région est en effet sunnite. Notons que les chrétiens sont massivement partis. Quant à Daech, il reste des cellules dans l’ouest de l’Irak et la province d’al-Anbar. L’Etat islamique peut s’appuyer sur toute une population flottante qui ne peut pas retourner chez elle, par peur des vengeances politiques et tribales à la suite des exactions commises dans le passé. Beaucoup de gens ont du sang sur les mains… Des centaines de milliers, peut-être plus. Ils sont le dos au mur, alors que la justice tribale qui parvenait jadis à gérer les vendettas est dépassée.
Durant la guerre civile qui a ravagé ce pays, vous n’avez cessé d’alerter contre les illusions occidentales qui pronostiquaient la chute du régime Assad. Les faits vous ont donné raison. Quelle est aujourd’hui la situation de la Syrie ?
C’est un pays en ruines et morcelé et un protectorat russo-iranien. Mais le régime est toujours là, à la tête d’un Etat failli. Tous ceux qui le peuvent fuient le pays, parce qu’il n’y a aucune lumière au bout du tunnel. La vie quotidienne y est très difficile. Les prix sont très élevés pour un salaire de dix ou vingt dollars par mois… La corruption est énorme. Il n’y a que quelques heures d’électricité par jour et les activités productives s’écroulent. Les terres les plus fertiles sont submergées par une urbanisation sauvage. Le réchauffement climatique produit également son effet. Les deux tiers de la population sont en insécurité alimentaire et le PAM (programme alimentaire mondial) va arrêter son aide, faute de bailleurs. L’aide humanitaire sort rarement des grandes villes, à cause de l’insécurité. Les humanitaires résident à l’Hotel Four Seasons de Damas, qui appartient à un faire-valoir de la famille Assad… La Syrie est devenue un narco-Etat avec le captagon (NDLR : une drogue de synthèse, la fénétylline, de son vrai nom, composée d’amphétamines et de théophyllines), qui fournit le Golfe pour environ dix milliards de dollars par an, avec le risque que ce trafic s’étende vers l’Europe. On observe des trafics d’armes vers la Jordanie et d’êtres humains, via la compagnie aérienne Cham Wings qui transporte, par exemple, des migrants du Sri Lanka vers la Libye… Politiquement, le conflit est gelé et la situation sociale s’est dégradée depuis la guerre, lorsque des milliards arrivaient pour soutenir les groupes combattants. Le pays s’enfonce dans la crise.
Dans votre livre, vous insistez à juste titre sur les questions démographiques. Qu’en est-il ?
La population de la Syrie est estimée à 18 millions d’habitants, plus 8 millions de Syriens à l’extérieur du pays. Pour rééquilibrer la démographie en sa faveur, le régime a fait partir une partie de la population sunnite, qui lui était hostile. Mais les transferts d’argent de ces émigrés – deux à trois milliards d’euros par an – permettent à ceux qui restent de survivre. Sur les 18 millions d’habitants, 11 millions résident dans les zones contrôlées par le régime, quatre dans le Nord-Ouest sous contrôle des groupes islamistes et trois dans le Nord-Est dominé par les forces kurdes. On constate un fort regain de la natalité, une sorte de baby-boom d’après-guerre. Beaucoup de filles ne vont plus à l’école après le primaire et les familles les marient très tôt, vers 15 ou 16 ans. On voit des jeunes femmes de 20 ans qui ont déjà trois enfants.
Quelle est la situation au Liban voisin, qui accueille de nombreux réfugiés syriens ?
On peut se demander si les Syriens n’y seront pas majoritaires dans vingt ans. Aujourd’hui, la situation se présente ainsi : quatre millions de Libanais, mais beaucoup quittent le pays, 300 000 Palestiniens et 1,5 million de Syriens. Or, le taux de natalité de ceux-ci est sans doute le double de celui des Libanais : quatre enfants par femme contre deux pour les Libanaises, y compris chez les chiites. Contrairement aux Palestiniens, les Syriens ne vivent pas dans des camps : ils sont répartis dans tout le pays et ce sont eux qui font, non seulement les sales boulots dont les Libanais ne veulent pas, mais ils occupent de plus en plus des emplois qualifiés. Essentiellement sunnites, les Syriens vont bouleverser l’équilibre confessionnel du Liban, au détriment des chiites.