Fabrice Balanche : « Le Liban est un Etat failli et la France n’y a plus de leviers », propos recueillis le 26 septembre 2024, par Jean-Dominique Merchet pour L’Opinion

Docteur en géographie politique, Fabrice Balanche enseigne à l’université Lyon 2, après avoir travaillé dans des think tanks à Washington. Spécialiste du Moyen-Orient, il a publié récemment, Les leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, mars 2024), récompensé par le prix du livre géopolitique.

Comment décrire le Liban, une nouvelle fois plongé dans la guerre ?

C’est un Etat failli. Et quand l’Etat s’écroule, il n’y a plus que des logiques communautaires et caritatives dont le Hezbollah est le modèle. Plus aucun service public ne fonctionne et l’Etat ne peut plus fournir les services de base. Prenons le cas de l’électricité, mais on pourrait dire la même chose de l’eau, de la santé, de l’éducation. Electricité du Liban, gangrené par la corruption, ne fournit qu’une ou deux heures par jour. Il faut donc faire appel à des générateurs de quartier, au fuel. A raison d’un prix de 150 dollars par mois, c’est un business qui rapporte des milliards, accaparés par les différentes milices et partis communautaires. Seuls les plus aisés échappent à cette situation avec les installations dans les immeubles de luxe, qui fournissent aussi de l’eau. Sinon, l’eau, non potable au robinet, doit être livrée par camions-citernes…

Comment en est-on arrivé là ?

Il faut remonter aux années 1990, celles de la reconstruction après la guerre civile (1975-1990). Le Premier ministre d’alors, Rafic Hariri — qui était un richissime homme d’affaires –, a misé sur le tourisme et la finance. C’était une erreur, mais il y a gagné beaucoup d’argent. Il a vendu du rêve en prétendant reconstruire le Liban d’avant, qui était décrit comme la Suisse du Moyen-Orient. Il a vendu ce projet aux Libanais de la diaspora et aux Arabes du Golfe, mais cela n’a pas marché. Pour les affaires, Beyrouth n’était plus la porte d’entrée du monde arabe : Dubaï avait pris la place. Il y a bien eu un boom du tourisme, pas européen mais visant les Arabes riches, après 2001, mais il a été brisé net par la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, puis le conflit en Syrie à partir de 2011.

Où en est l’économie libanaise ?

En 2019, l’économie, qui reposait sur une « pyramide de Ponzi » s’est effondrée, à cause de l’endettement du pays et d’une spéculation massive. Le Liban n’a plus été capable de rembourser sa dette et la communauté internationale — les Arabes du Golfe mais aussi les Français — n’a, cette fois, pas renfloué les caisses. Avant la crise financière, dont le Liban n’est pas sorti, le taux de change était de 1500 livres pour un dollar. Aujourd’hui, on est à 100 000 livres… De fait, l’économie est totalement dollarisée. La dévaluation de la monnaie était si forte que les restaurants affichaient les prix en dollars, parce que le cours de la livre aurait changé entre le début et la fin du repas. C’est comme l’Allemagne de 1923. Ajoutons à cela l’explosion du port de Beyrouth en août 2020 et la guerre actuelle…

Quelle analyse faites-vous de cette guerre entre le Hezbollah et Israël ?

Elle est totalement prévisible depuis le 7 octobre. On savait qu’Israël allait se tourner contre le Hezbollah, dès que la situation à Gaza le lui permettrait. Il s’agit de réduire sa capacité de nuisance pour au moins dix ans. Les Israéliens le font en détruisant ses communications et ses infrastructures. De son côté, le Hezbollah n’attend qu’une offensive terrestre israélienne sur un terrain truffé de tunnels… Le plus probable est que les bombardements massifs israéliens durent des semaines. Ce que veulent les Israéliens, c’est que la résolution 1701 de 2006 soit appliquée : elle prévoit le retrait du Hezbollah au nord du fleuve Litani, à environ 30 kilomètres de la frontière. Cette résolution n’a jamais été appliquée et Benjamin Netanyahu veut mettre l’ONU devant ses responsabilités.

Quelle est la situation démographique du pays ?

Pour ne pas bouleverser les équilibres politiques entre les différentes communautés religieuses, il n’y a pas eu de recensement depuis 1932 ! Nous n’avons donc que des estimations. Il y aurait environ six millions de résidents, sur 10 000 km2, l’équivalent de deux départements. Sur ce total, quatre millions sont des Libanais, les autres des réfugiés palestiniens et syriens. Les Libanais se partageraient entre 32 % de chiites, 32 % de chrétiens (dont la moitié de maronites), 30 % de sunnites et 6 % d’autres, essentiellement druzes et alaouites. On note un net vieillissement de la population et une baisse de la natalité (environ deux enfants par femme) plus marquée chez les chrétiens. Du point de vue social, les chiites, longtemps les plus pauvres, ne le sont plus grâce au Hezbollah qui les favorise. Le Hezbollah, qui est de facto au pouvoir, se finance via différents trafics, y compris de drogue de synthèse. Les sunnites, notamment dans le Nord, sont désormais les plus défavorisées. Quant aux réfugiés, très majoritairement sunnites là encore, il y a beaucoup de flou. Les Palestiniens sont sans doute autour de 400 000 et les Syriens, à la démographie galopante, environ 1,5 million. Ces derniers ne peuvent plus se rendre librement au Liban, comme ils l’ont longtemps fait pour venir travailler : la frontière est fermée.

La France entend toujours jouer un rôle important, comme si le Liban restait le protectorat qu’il fut (1920-1946). On l’a vu avec la récente vidéo du président Macron s’adressant directement aux Libanais. De quels leviers Paris dispose-t-elle encore ?

Les dirigeants français ont toujours une vision romantique d’un pays qui n’existe plus. La France n’a jamais eu une politique claire au Liban, hésitant entre soutien aux communautés chrétiennes, les plus francophiles, et aux nouvelles élites sunnites. Comme on n’a pas les moyens, notamment financiers, de traiter avec tout le monde, on a perdu tout le monde… Aujourd’hui, l’Iran aide le Hezbollah, alors que les Américains le font très concrètement avec les élites sunnites, les Forces libanaises (chrétiens) de Samir Geagea et les Druzes de Walid Joumblatt. Ce sont eux et les Saoudiens qui font les chèques… Longtemps, la délégation de l’Union européenne au Liban — qui dispose de financement — était, de fait, sous l’influence de l’ambassade de France, mais après 2015-2016, avec la crise des réfugiés, ce sont les Allemands qui en ont pris le contrôle. Angela Merkel ne voulait plus que ces fonds soient utilisés par la France. Au Liban, si tu n’as pas d’argent, personne ne te suit. Après 2020, quand Emmanuel Macron a voulu changer la gouvernance du pays, les vieux caciques l’ont laissé dire, puis, le jugeant arrogant, lui ont tourné le dos. Et, si les Libanais reçoivent son envoyé spécial Jean-Yves Le Drian, c’est parce qu’ils l’aiment bien et sont des gens polis…