La frappe israélienne sur la villa de Maher al-Assad, le frère du président syrien, dans la banlieue de Damas, dimanche 29 septembre, confirme le changement de doctrine à l’égard du régime syrien. Maher al-Assad semble avoir échappé à la mort, mais l’intention de le tuer est bien là. Car, le commandant de la Quatrième division est l’homme des Iraniens en Syrie. Après l’élimination d’Hassan Nasrallah plus rien ne semble arrêter Benjamin Netanyahou et Bachar al-Assad pourrait bien lui aussi être sur la liste des personnes à abattre, comme je le souligne dans Les leçons de la crise syrienne

« L’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, et la guerre d’éradication du Hamas de Gaza qui s’en suit, renforcent le camp des faucons israéliens. Désormais, l’État hébreu possède une plus grande détermination et une plus grande volonté de prendre des risques à l’égard du Hezbollah, de l’Iran et de Bachar al-Assad si nécessaire. Dès le début de la guerre à Gaza, la chercheuse israélienne Carmit Valensi rapporte qu’Israël a envoyé des messages au président syrien le mettant en garde contre une intervention syrienne dans la guerre, sans quoi non seulement Damas serait en danger, mais lui-même. » (Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024, p. 299)

 

Extrait de Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024, pp. 295-300

Le dilemme israélien

Conserver le diable que l’on connaît ou bien se risquer vers l’inconnu ? Voilà comment nous pouvons résumer le dilemme israélien vis-à-vis de la crise syrienne. Durant les deux premières années, de mars 2011 à mai 2013, date des premières frappes sur des cibles iraniennes à Damas, Israël s’est tenu prudemment à l’écart du conflit, tout comme de l’ensemble du Printemps arabe, du reste. Néanmoins, les services de renseignement israéliens étudiaient la situation de près, car l’État hébreu ne peut se permettre d’avoir une mauvaise appréciation des évolutions politiques au Moyen-Orient. Il en va de sa survie.

Au printemps 2011, Bachar al-Assad tenta de provoquer Tel-Aviv en organisant des rassemblements à la frontière du Golan occupé, pour montrer à son peuple qu’il ne fallait pas se tromper d’ennemi. Selon le président syrien, Israël était d’ailleurs à l’origine du soulèvement de Deraa. L’armée israélienne repoussa les manifestants qui essayèrent de traverser la ligne de démarcation. Une personne fut tuée en mai 2011. Cependant, la population syrienne ne se laissa pas convaincre. Elle avait fini par comprendre que la rhétorique anti-israélienne servait à masquer l’autoritarisme et la corruption qui régnait dans le pays. En effet, les nombreux problèmes de la Syrie n’étaient pas dus à la main invisible d’Israël, dénoncée par la propagande officielle, mais bien à la mauvaise gestion, comme nous l’avons décrit en première partie de cet ouvrage. Néanmoins, la haine à son égard reste profonde dans la population. Depuis leur plus jeune âge, les enfants sont habitués à dire systématiquement « l’ennemi israélien » à son propos, car Israël en tant qu’État n’existe pas pour la Syrie, c’est simplement une force d’occupation sur un territoire qui s’intitule « Palestine ». La perte du Golan en 1967 demeure une profonde humiliation. La reconquête partielle de ce territoire en 1973, dont les ruines de la ville de Quneytra[1], a contribué à la légitimité d’Hafez al-Assad, mais cela n’a pas suffi à laver l’insulte. Même au sein de l’opposition, c’est un sujet sur lequel on ne transige pas.

En mai 2013, Tsahal a frappé durement la périphérie de Damas où elle avait localisé une présence iranienne hostile. Dès lors, les bombardements sont allés crescendo pour empêcher la République islamique de transférer des armes sophistiquées au Hezbollah et de s’implanter dans la proximité du Golan. L’ancien prisonnier libanais en Israël, Samir Kuntar, devenu membre du Hezbollah, a ainsi tenté de constituer des cellules pro-Hezbollah parmi les druzes de l’Hermon, puisqu’il appartenait à cette communauté. Mais il fut éliminé par un tir israélien à Jeramana, dans la banlieue druzo-chrétienne de la capitale, en décembre 2015. Les frappes israéliennes ne se limitent pas au voisinage du Golan, mais à l’ensemble des lieux de transit du matériel militaire iranien : le port de Lattaquié, celui de Tartous, les aéroports de Damas et d’Alep, la base aérienne T4, entre Homs et Palmyre, la base de Masyaf et surtout le corridor terrestre entre Deir al-Zor et la frontière irakienne. Tel-Aviv a discrètement soutenu les rebelles dans le Sud, dès 2012. Officiellement, il s’agissait d’une aide humanitaire puisqu’elle soignait les combattants blessés. En fait, cela lui permettait de créer de bons rapports avec ces groupes et de recruter des informateurs, qui pouvaient lui dresser une cartographie complète de l’insurrection dans la province de Deraa. Certains chercheurs israéliens, comme Ehud Yari, ont évoqué l’idée de créer d’un « Sunnistan » dans la région de Deraa qui constituerait un glacis protecteur pour Israël[i]. Dans ce Sunnistan, les Iraniens n’auraient pas la possibilité de s’implanter et cela éloignerait la menace. Ce projet fait écho à celui de « Druzistan », élaboré dans les années 1960, et qui consistait à soutenir l’autonomie des Druzes de Soueida et de l’Hermon. En 2018, la Russie a négocié avec Israël le retour de cette région dans le giron de Bachar al-Assad, en promettant que les milices pro-iraniennes ne prendraient pas part à l’offensive et ne s’installeraient pas à la frontière israélienne. Elle lui avait même assuré qu’elle maintiendrait des troupes pour créer une zone tampon. C’est grâce à cet accord que les loyalistes purent reprendre relativement facilement la province de Deraa. En échange, les insurgés obtinrent des territoires autonomes. Cependant, entre le régime, qui voulait revenir en force, et ses opposants, qui n’acceptaient pas la normalisation, les unités russes furent vite prises en étau et l’état-major a préféré les évacuer. La 4e division de Maher al-Assad s’est déployée en 2020, dans le sud-ouest de Deraa, au grand dam des Israéliens qui connaissent ses sentiments pro-iraniens.

La mosaïque syrienne-Fabrice Balanche

La mosaïque syrienne-Fabrice Balanche

 

 

Le diable que l’on connaît

Jusqu’en septembre 2015, date de l’intervention directe de la Russie, la majorité des analystes israéliens envisageaient la chute du pouvoir. Ils concevaient la future Syrie comme une entité territoriale très morcelée et instable à long terme. Une minorité, tel Eyal Zisser[ii], pensait au contraire qu’il avait des chances de se maintenir[iii]. Les deux scénarios furent en tout temps sur la table, ils donnèrent lieu à des débats rationnels basés sur des informations de terrain et de la realpolitik. Nous nous trouvons à l’opposé de ce qui se déroulait en France, où le simple fait d’émettre des doutes légitimes, quant à l’effondrement annoncé du régime, vous valait d’être qualifié de pro-Assad, « assadiste » ou même « assadolâtre ». Israël ne peut pas se permettre le luxe de l’irrealpolitik, sa survie au Moyen-Orient en dépend. Cela exige de posséder un service de renseignement performant pour distribuer les crédits militaires aux secteurs les plus stratégiques, plutôt que de financer des forces armées et des fronts obsolètes[iv]. L’exécutif s’appuie sur des éléments tangibles et non pas du wishful thinking pour choisir rapidement entre les options qui s’offrent à lui. Ainsi, lorsque Vladimir Poutine annonça l’envoi d’un corps expéditionnaire en Syrie, le 30 septembre 2015, le Premier ministre israélien se rendit aussitôt à Moscou pour connaître les réelles intentions de Vladimir Poutine et trouver un modus vivendi. Benjamin Netanyahou ne pensait pas, comme Barack Obama ou François Hollande, que l’intervention syrienne allait devenir le nouvel Afghanistan des Russes, bien au contraire.

En mai 2021, Netanyahou a perdu le pouvoir au profit d’une coalition hétéroclite (la gauche pacifiste, les centristes, les islamistes et la droite nationaliste) dirigée par Naftali Bennett. Les premières semaines du gouvernement Bennett furent marquées par le réveil du conflit à Gaza et des affrontements entre Arabes et Juifs dans plusieurs villes israéliennes, ce qui témoigne de l’irréductible fracture identitaire. Benjamin Netanyahou avait été battu davantage pour sa gestion intérieure que pour sa politique étrangère, ce qui constitue la norme dans toutes les démocraties. Durant ses quatorze années à la tête du pays (1996-1999 et 2009-2021), il a mené une politique thatchérienne qui a plongé une partie de la population dans la pauvreté. Le gouvernement Bennett s’est attelé en priorité aux questions sociales et, en raison de la participation des partis arabes à sa coalition, à relancer le dialogue avec les Palestiniens, conformément aux vœux de Washington. En revanche, vis-à-vis de l’Iran, il ne montre aucune différence avec son prédécesseur. Bien au contraire, il est même apparu plus actif sur ce dossier. Il faut souligner qu’il fait assez consensus dans la politique juive israélienne et il n’indispose pas les Arabes israéliens qui le soutiennent.

Au cours de l’année 2021, les frappes israéliennes en Syrie ont nettement augmenté. Cela correspond aussi à un renforcement de l’influence de la République islamique à travers ses alliés locaux. Tel-Aviv est ravi de voir Joe Biden bombarder les milices chiites irakiennes dans la région frontalière d’Al-Bou Kamal, le 25 février 2021 et le 27 juin 2021, en représailles au harcèlement continu des troupes américaines en Irak. Le 24 juin 2021, Naftali Bennet a sous-entendu qu’Israël avait frappé un site de productions de centrifugeuses à Karaj[v], le 23 juin 2021, dans la banlieue de Téhéran. Cette action est conforme à la doctrine Begin : prendre des mesures militaires unilatérales si nécessaire pour empêcher les pays ennemis au Moyen-Orient d’obtenir des armes atomiques. Un des premiers exemples de cette doctrine fut la destruction du chantier de la centrale nucléaire d’Osirak en Irak par l’aviation israélienne en 1981. Le danger iranien l’a conduit à réévaluer la politique syrienne. Le retour au pouvoir de Netanayhou, après les élections législatives de juin 2022, renforce le camp des faucons. Pour le nouveau gouvernement israélien, dominé par le Likoud et les religieux, la présence accrue de l’Iran en Syrie constitue une menace existentielle qu’il convient de traiter avec la plus grande fermeté.

Le premier ministre israélien peut s’appuyer sur les militaires, car ils sont plutôt enclins à participer à la chute du régime, tandis que la plupart des politiques penchent pour le statu quo. Car les Assad, père et fils, ont assuré près de 40 années de tranquillité dans le Golan, selon la formule arabe : « lion au Liban et lapin au Golan » (Assad fi Lebnan wa arnab fil Joulan). Cependant, la victoire de Bachar al-Assad entraîne un renforcement de la présence iranienne, une conséquence inacceptable pour Israël, dans un contexte où la République islamique reprend son programme atomique. Le think tank israélien The Institute for National Security Studies (INSS) préconisait en 2021 de changer de stratégie pour trois raisons[vi]. Tout d’abord, le maître de Damas a donné à Téhéran l’opportunité d’étendre et de consolider son influence à différents niveaux sur le long terme, ce qui représente un sérieux défi sécuritaire au Nord. En second lieu, il n’y aura pas de solution politique à la crise tant qu’il demeurera au pouvoir. Ce qui signifie que les réfugiés ne pourront pas rentrer et que le pays restera en ruine, perpétuant la déstabilisation régionale. Troisièmement, le président n’exerce pas un contrôle effectif sur le territoire, même dans les zones reconquises. Le chaos continue donc de prévaloir au profit des milices pro-iraniennes précisément. Une vision réaliste, mais qui n’est pas partagée par les États arabes du Golfe avec lesquels Tel-Aviv tente de construire un front commun (les accords d’Abraham), mais qui à l’égard de la Syrie préfèrent la négociation, comme le prouve sa réintégration au sein de la Ligue arabe en mai 2023.

L’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, et la guerre d’éradication du Hamas de Gaza qui s’en suit, renforcent le camp des faucons israéliens. Désormais, l’État hébreu possède une plus grande détermination et une plus grande volonté de prendre des risques à l’égard du Hezbollah, de l’Iran et de Bachar al-Assad si nécessaire. Dès le début de la guerre à Gaza, la chercheuse israélienne Carmit Valensi[vii] rapporte qu’Israël a envoyé des messages au président syrien le mettant en garde contre une intervention syrienne dans la guerre, sans quoi non seulement Damas serait en danger, mais lui-même. Cela constitue sans doute une meilleure explication de son absence à la COP 28 de Dubaï que la peur du mandat d’arrêt international délivré par la France à son égard[viii]. Certes, le régime, affaibli par douze années de guerre, n’a que peu d’appétence pour attaquer Israël, mais si l’Iran souhaitait se servir de son territoire pour ouvrir un nouveau front, il ne lui demanderait pas la permission. Des roquettes et des obus de mortier ont été tirés sur les hauteurs du Golan dès le début du conflit. Cependant, les efforts iraniens sont davantage tournés contre les forces américaines stationnées dans l’AANES. Le but est double : prouver que « l’axe de la résistance » est bien solidaire de la cause palestinienne et pousser les troupes américaines au départ. Cela aurait l’avantage de permettre le retour des régions du Nord-Est dans le giron de Damas. L’Iran préfère, au moment où nous écrivons ces lignes, consolider son axe terrestre plutôt que de se lancer dans une confrontation directe et hasardeuse contre l’État hébreu, mais cela ravive les craintes israéliennes quant à une future offensive militaire, une fois Téhéran en possession de l’arme atomique.

 

[1] En 1973, cette ville du Golan fut dynamitée entièrement par l’armée israélienne avant qu’elle ne se retire devant l’offensive de l’armée syrienne. La « ville martyre » a été laissée en l’état par le gouvernement syrien pour l’utiliser dans sa rhétorique anti-israélienne.

[i] Ehud Yaari, « The Southern Front in Syria, Washington Should Support Rebel Gains », Foreign Affairs, 24 mai 2016.

[ii] Vice-Recteur de l’Université de Tel-Aviv, auteur de plusieurs ouvrages sur la Syrie contemporaine : Commanding Syria : Bachar Al-Asad and the First Years in Power, London, I.B. Tauris, 2006.

[iii] Lund Aron, « Israel and the Syrian War: An Interview With Eyal Zisser », Diwan, Canergie Middle East Center, 6 décembre 2013. https://carnegie-mec.org/diwan/53831

[iv] Jean-Loup Samaan, « “Decisive Victory” and Israel’s Quest for a New Military Strategy », Middle East Policy, sept. 2023.

[v] Judith Ari Gross, « Bennett sous-entend l’implication d’Israël dans l’attaque en Iran », The Times of Israël, 25 juin 2021.

[vi] Udi Dekel and Carmit Valensi, « After a Decade of War in Syria, Israel Should Change its Policy », INSS insight, n°1451, April 7, 2021. https://www.inss.org.il/publication/israel-assad/

[vii] Carmit Valensi, « Supporteur de loin : avec tout le respect que je dois aux Palestiniens – Assad a d’autres projets en Syrie », 27 novembre 2023, Mako. https://www.mako.co.il/news-columns/2023_q4/Article-f9879696f401c81027.htm

[viii] Luc Mathieu, « Syrie : Bachar al-Assad a-t-il eu peur d’être arrêté à la COP28 ? », Libération, 1 décembre 2023.

Les leçons de la crise syrienne-couverture

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