Trois questions à Fabrice Balanche, par Thomas Delage, paru dans Diplomatie, janvier 2025, n°131.
– Vous avez remporté avec votre ouvrage » Les leçons de la crise syrienne « , le prix du livre de géopolitique 2024 ainsi que le prix géopolitique de la FMES en novembre dernier et celui de la revue Conflit et de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer. Quelle a été la genèse du projet ?
Je travaille sur la Syrie depuis 1990, date à laquelle j’ai obtenu une petite bourse pour étudier la mutation agricole de la côte syrienne. J’ai vécu six ans dans le pays, ensuite j’y aie effectué de nombreuses missions de recherche et d’expertise. Même durant la guerre je m’y suis rendu chaque année, côté Damas tant que je réussissais à décrocher un visa, ce qui fut terminé en 2016. Par la suite, je n’ai pu accéder qu’à la zone contrôlée par les Kurdes, au moins une fois par an. Mon dernier séjour date de novembre 2024. Les leçons de la crise syrienne constitue la synthèse de cet intense travail de terrain sur plus de trois décennies. Car ces treize années de guerre civile et la chute finale du régime sont le fruit d’un demi-siècle de mal développement depuis le coup d’État baathiste de 1963. La construction nationale basée un mode de développement autocentré, comparable à l’Algérie, ne pouvait que conduire au désastre, d’autant plus lorsqu’une libéralisation économique ratée lui succède, comme ce fut le cas avec Bachar al-Assad. À la fin de la décennie 2000, le pays était au bord du gouffre, tous les indicateurs sociaux étaient au rouge. Il restait à briser le mur de la peur. Dans la première partie de l’ouvrage, c’est cela que j’ai voulu expliquer à partir de l’étude de la géographie et de la démographie syrienne. Or, cet aspect très concret de la révolte syrienne de 2011 fut largement passé sous silence au profit des revendications politiques. Certes, la dictature des Assad était honnie, mais ce qui a poussé les Syriens en masse dans les rues c’est la dramatique dégradation de vie de la majorité de la population.
La fragmentation communautaire du pays fut complètement niée et continue de l’être dans les causes du soulèvement et le déroulement du conflit. Pour la plupart des chercheurs français, l’ethnicité n’est pas un paramètre important, beaucoup le récusent. Ils ont été suivis par les journalistes et les politiques qui sont eux-mêmes dans le déni en France face au séparatisme qui menace la république. Or, comment expliquer le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad de 2011 à 2015, avant l’intervention russe, sans prendre en compte la solidarité des alaouites, engagés dans une lutte existentielle. Durant mes recherches doctorales consacrées à La région alaouite et le pouvoir syrien, j’ai passé huit années à essayer de comprendre les liens entre le régime d’Hafez el-Assad et sa communauté d’origine. Cela m’a permis de mettre à jour le système clientélo-communautaire qui régnait en Syrie. Il constitue le fondement culturel de la société syrienne et du politique. Désormais, le pouvoir est entre les mains des Arabes sunnites islamistes et ils vont reproduire le même système à la différence qu’ils seront plus en phase avec la majorité de la population puisque les Arabes sunnites représentent plus des deux tiers des Syriens. Il faut comprendre que dans cette région du monde, les idéologies laïques adoptées par les régimes ne sont que des écrans de fumée pour dissimuler une réalité qui baigne dans le communautarisme au sens large (religion, ethnie et tribu).
La guerre en Syrie marque une rupture dans les relations internationales, puisque la parenthèse d’hégémonie occidentale débutée avec la chute de l’URSS se referme. La Syrie permet à la Russie de revenir sur le devant de la scène et de sceller un durable un partenariat avec l’Iran. Les États-Unis émergent d’une douloureuse occupation de l’Irak et s’aperçoivent que la Chine est devenue la deuxième puissance mondiale. L’axe eurasiatique (Russie, Chine et Iran) a pour objectif de faire reculer l’influence occidentale et en particulier au Moyen-Orient, où ses alliés doutent de plus en plus de la capacité des États-Unis à les protéger. Or, les Occidentaux furent longtemps incrédules par rapport à ce processus géopolitique. L’intervention russe en Syrie fut une véritable surprise à Paris et à Washington. L’invasion de l’Ukraine en 2022 le fut moins aux États-Unis, plus réalistes à l’égard de la Russie, mais toujours autant en France où nous n’avons pas tiré les leçons de la crise syrienne.
L’engagement de la France en Syrie fut un authentique fiasco, il faut le souligner. La diplomatie française avait pensé qu’Assad tomberait comme Ben Ali et Moubarak, puis qu’une transition démocratique se mettrait en place. Ensuite, elle a cru à une alternative islamiste « modérée », allant même jusqu’à fournir des armes aux radicaux, comme le Front al-Nosra, dirigé par un certain Abou Mohamed al-Jolani, et à refuser de bombarder Daesh en Syrie, de juin 2014 à septembre 2015, pour ne pas avantager Bashar al-Assad. Or, c’est précisément durant cette période que furent préparés à Raqqa les attentats du Stade de France et du Bataclan de novembre 2015. Cette myopie à l’égard de l’islamisme en Syrie s’explique par la volonté de faire tomber Assad à tout prix, mais aussi par la même naïveté qui prévalait à l’époque son égard en France. Je remarque par bonheur que la diplomatie française est beaucoup plus méfiante envers le nouveau régime à Damas dirigé par HTS qu’elle ne l’était en 2011 face au « Printemps arabe ». Sans doute a-t-elle tiré tout de même quelques leçons des treize années passées. J’espère que ce livre a pu y contribuer modestement.
– Alors que le régime de Bachar al-Assad s’est effondré, le pays doit-il s’attendre à de nouveau basculer dans la violence de la guerre civile ?
Deux scénarios se dessinent en Syrie : une dictature islamiste et exclusive sur l’ensemble du territoire ou bien une explosion sur le modèle libyen. Je ne crois guère à la modération et à la réconciliation nationale dans un pays marqué par les clivages communautaires, un demi-siècle d’un autoritarisme féroce, treize années de guerre civile, la prise de pouvoir par une milice islamiste radicale alliée à des groupes jihadistes membres d’al-Qaïda, un conflit régional en cours entre Israël et l’Iran et par-delà entre l’Occident et l’axe eurasiatique.
Abou Mohamed al-Jolani veut transposer le modèle de gouvernance instauré à Idleb à l’ensemble de la Syrie. Il s’agit d’une dictature tout aussi impitoyable que celle de Bachar al-Assad avec l’imposition de la Sharia en plus. Mais elle est mieux acceptée grâce à sa légitimité religieuse et ethnique puisqu’elle est en phase avec la population arabe sunnite conservatrice qui réside à Idleb. Les minorités chiites et alaouites ont été éradiquées. Des quelques milliers de chrétiens avant la guerre et des quinze milles druzes du Jebel Soumak, il ne reste que quelques communautés fossiles qu’Abou Mohamed al-Jolani expose aux journalistes de passage en signe de tolérance. Tous les opposants ont été éliminés ou chassés vers d’autres cieux, ce qui permet à HTS de faire de la région « libérée » d’Idleb un émirat islamique. Les trois millions d’habitants sont en grande partie nourris par l’assistance internationale à travers le Programme Alimentaire Mondial, l’UN-OCHA et diverses ONG. Les comités locaux instaurés par HTS accaparent l’aide humanitaire et la distribuent à leurs affidés. Difficile de l’empêcher puisque pour raison de sécurité les responsables onusiens ne peuvent effectuer que des visites de quelques heures à Idleb. Il espère reproduire le même schéma à l’échelle de la Syrie. Il compte sur la peur des Occidentaux de voir déferler une nouvelle vague de réfugiés syriens si le pays ne retrouve pas une certaine stabilité. Qu’importe si un ordre islamique règne à Damas, l’UE devrait s’en accommoder à condition que cela ne génère pas du terrorisme. Quant aux États-Unis de Trump, ils délégueront sans doute la gestion de la Syrie à la Turquie avec comme ligne rouge, la protection d’Israël et la ligne orange, celle de leurs alliés kurdes. Dans ce scénario, une violence directe peut s’exercer sur les opposants et notamment les minorités et les laïcs qui refusent l’ordre arabe et islamiste, mais cela ne provoquera pas un déferlement de violence, comme la Syrie l’a connu depuis 2011, simplement une plus discrète et progressive épuration ethnique, religieuse et politique. Enfin, dans une hypothèse « opitimiste ».
Le scénario d’un retour de la guerre civile n’est cependant pas à exclure. Les nouveaux maîtres de Damas possèdent une fâcheuse tendance à vouloir monopoliser le pouvoir. Certes, il s’agit officiellement d’une période de transition jusqu’au 1er mars 2025, prélude à un processus électoral et à un gouvernement inclusif selon les termes mêmes d’Abou Mohamed al-Jolani. Il va plutôt tenter de s’imposer par la violence, car les autres factions rebelles n’accepteront pas qu’il domine le pays sans partage. L’Armée Nationale Syrienne, dans le Nord-Ouest, est composée de groupes qu’HTS a chassés d’Idleb entre 2016 et 2020. Les milices venues du Sud ont largement contribué à la prise de Damas et souhaitent une juste rétribution, tout du moins contrôler leur région et ne pas être que des auxiliaires de HTS. Les luttes entre factions islamistes peuvent conduire à une division du pays sur le modèle libyen. Kurdes, alaouites et druzes en profiteraient alors pour s’émanciper de la tutelle de Damas. En ce qui concerne les Kurdes c’est déjà le cas puisque l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) est indépendante avec sa propre armée (les Forces Démocratiques Syriennes). Mais ils sont sous pressions de la Turquie et de ses alliés syriens qui menacent de la détruire. Le Jebel Druze s’est préventivement coupé de Damas grâce à son système d’autodéfense et certains chefs de milices réclament la protection d’Israël. Les alaouites ont laissé les rebelles s’emparer de la région côtière sans résistance. Ils sont arrivés à Qardaha, au cœur de la montagne alaouite, et ont dévasté le mausolée d’Hafez al-Assad, brûlant son tombeau. Outre le symbole politique, les alaouites y ont vu un aperçu de ce qui pouvait les attendre dans une Syrie régie par la sharia avec des anciens d’al-Qaïda à sa tête. Une guérilla alaouite n’est donc pas à exclure non plus.
– Enfin, pouvez-vous nous expliquer en quoi la crise syrienne est un modèle des crises qui nous attendent, comme vous l’expliquez dans votre ouvrage ?
Le réchauffement climatique a-t-il provoqué la crise ? Cette théorie se développe parmi des chercheurs[1] aux États-Unis et mérite d’être discutée. La Syrie a été victime entre 2005 et 2010 d’une sécheresse qui a profondément déstabilisé les campagnes et causé un fort exode rural vers les ceintures de misère des grandes villes, comme j’ai l’ai expliqué dans la première partie de cet ouvrage. Néanmoins, cette situation aurait pu être évitée, si le gouvernement avait anticipé le stress hydrique qui s’annonçait depuis plusieurs années. En fait, c’est davantage la mauvaise gestion des ressources en eau et de l’agriculture qui est responsable de cette pénurie catastrophique, accentuée par le déficit de pluie. Or, si la sécheresse s’est fait ressentir aussi durement, c’est avant tout en raison de la surpopulation. La Syrie ne pouvait pas supporter 21 millions d’habitants en 2011. Le « capitalisme des copains » et l’état des ressources du pays ne le permettaient pas. Deraa, l’épicentre de la révolte en 2011, faisait partie de ces territoires trop denses, avec plus de 300 habitants par km² en zone rurale et moins de 400 mm de précipitation par an, qui devaient expulser une partie de la population pour éviter l’explosion. Le cas syrien ressemble ainsi à celui du Rwanda : ils avaient d’ailleurs tous les deux, dans les années 1980, les plus forts taux de fécondité planétaire, avec plus de huit enfants par femme. Le géographe américain Jared Diamond considère que la surpopulation a joué un rôle puissant dans le génocide rwandais[2]. Il ne provient pas du changement climatique, comme certains auteurs l’expliquent, mais il n’est pas dû non plus uniquement à des faits politiques et sociaux. L’analogie avec le Rwanda est également stimulante dans le sens où nous avons eu affaire à un conflit ethnique. Nous avons vu en première partie que la croissance démographique renforce l’élément arabe sunnite au détriment des minorités, sapant ainsi le pouvoir de Bachar al-Assad dont la communauté alaouite constitue un pilier. En 2024, plus du tiers de la population a déjà quitté le pays (la population syrienne résidente serait de 19-20 millions d’habitants) et je ne pense pas que les Syriens reviendront en masse dans un pays dévasté. Nous risquons même dans le cas des deux scénarios évoqués plus haut de voir de nouvelles vagues de migrations. Or, la présence à l’étranger de huit millions de Syriens constitue une ressource économique majeure pour le pays. Les transferts monétaires contribuent à nourrir ceux restés sur place et donc à maintenir une relative paix sociale. Le million de réfugiés venus en Europe, depuis 2011, envoient chaque année plus de 2 milliards d’euros à leurs familles. Les sept autres millions installés en Turquie, Jordanie, Irak et Liban, malgré de plus faibles revenus, concourent également à supporter l’économie pour un montant de plusieurs centaines de millions d’Euros.
Le cas de la Syrie n’est pas isolé. De nombreux pays du Sud se trouvent dans la même situation de surpeuplement et expulsent une partie de leur population, ou menacent de faire, pour obtenir un soutien matériel de l’Occident. Nous pouvons citer l’Égypte, dont le président al-Sissi a fait remarquer à Angela Merkel, lors de sa visite au Caire en mars 2017, que sans une aide économique substantielle, quelques millions d’Égyptiens au chômage pourraient avoir envie de s’implanter en Allemagne. En 2019, le gouvernement français était tétanisé par le risque d’un écroulement de l’Algérie avec le Hirak. État failli, surpeuplement et réchauffement climatique constituent les trois paramètres des prochaines crises dans les pays du Sud.
[1] Marwa Daoudy, The Origins of the Syrian Conflict: Climate Change and Human Security, Cambridge University Press, 2020.
[2] Jared Diamond, Effondrement, Paris, Gallimard, 2009.