Entretien paru dans Le Figaro, le 8 mars 2025, par Amaury Coutansais-Pervinquière

ENTRETIEN – Au moins 340 civils ont été abattus par le nouveau pouvoir syrien, issu d’une faction islamistes, dans les régions alaouites qui fournissaient les cadres du régimes de Bachar Al-Assad.

Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon-2. Ce spécialiste du Proche-Orient est l’auteur de Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024).

LE FIGARO.- Des combats sont en cours sur la côte syrienne, dans une zone majoritairement alaouite, une minorité dont étaient issus Bachar Al-Assad et les cadres de l’ancien régime. Que s’est-il passé ?

Fabrice BALANCHE.- Le pouvoir, issu du HTC (Hayat Tahrir al-Cham, une faction islamiste issue d’Al-Qaïda qui a renversé le régime syrien, NDLR), a lancé une opération de ratissage sur la côte mardi. Elle a commencé à Daatour, le quartier alaouite de Lattaquié, qui abrite surtout des petits fonctionnaires. Les troupes du pouvoir ont investi le quartier, ce qui a causé un mort, puis ont perpétré des attaques à l’arme lourde. Des djihadistes ont ensuite convergé depuis Idleb (ancien fief du HTC), puis de Hama. Ils ont attaqué Dalieh, un village de la montagne, haut lieu religieux alaouite. Ce bombardement a causé la stupeur et la fureur des Alaouites, dont sont issus les Assad et nombre d’anciens cadres du régime syrien.

Ces derniers se sont organisés dans un conseil militaire et ont pris les armes, attisant ainsi les vieilles haines liées à la fois à cinquante années de domination Assad mais aussi de répression durant les treize ans de guerre. Dans la ville de Banias, où 164 personnes ont été tuées, un soulèvement contre Bachar Al-Assad avait eu lieu en mai 2011 et impitoyablement réprimé par l’armée. Les Alaouites subissent des vexations depuis la chute de l’ancien régime, dans lequel ils étaient très impliqués. Mais aussi l’opprobre religieux des nouveaux dirigeants sunnites fanatiques qui les considère comme hérétiques. D’ailleurs, les villages alaouites ont éliminé par le HTC dans la poche d’Idleb qu’il contrôlait.

Le pouvoir a voulu venger l’humiliation qu’il a subie dans le sud de la Syrie. Un accord liait les Druzes (surtout réparti dans la région de Souweïda) et les autorités. Celles-ci ne pouvaient entrer armées dans les villes druzes, dont celle de Jaramana. Mais un de leurs hommes a franchi le barrage et a été abattu. Les Druzes de Souweïda ont manifesté leur mécontentement, les Israéliens ont menacé de bombarder la Syrie si le pouvoir s’en prenait aux Druzes (Israël compte une minorité druze, surtout dans le Golan) et le HTC a reculé. Il s’est alors retourné contre le Jebel alaouite où des massacres ont été commis.

Comment le pouvoir a-t-il réagi aux résistances alaouites ? 

Le HTC a envoyé des troupes pour épauler les forces de sécurité locales, qui ne sont pas nombreuses. La priorité d’Ahmed al-Charaa (l’ancien dirigeant du HTC devenu président de la Syrie) est d’unifier les factions islamistes autour du HTC, officiellement dissous en janvier. Et pour cela, rien de tel qu’une contre guerre contre les Alaouites, l’ancien ennemi. Il est miraculeux que ces massacres n’aient pas eu lieu en décembre lors de leur prise de pouvoir.

Al-Charaa sait qu’il doit éviter un bain de sang général, car il laisserait apparaître son véritable visage. En sus, un tel carnage remettrait en cause la levée des sanctions et sa normalisation. En revanche, ses troupes ne partagent pas la même philosophie. Ils sont plus ou moins disciplinés et veulent se venger de treize années de guerre. Rappelons que ce sont d’anciens djihadistes ! Ensuite, tous les gens de la côte syrienne, dans les villes de Jablé, Banias, Lattaquié, qui ont eu des morts à cause du régime syrien veulent aussi se venger. Ce n’est pas par hasard que l’épicentre des massacres en cours se trouve à Banias. Mais cela ne fait que renforcer la conviction des Alaouites qu’il faut s’armer. On a même vu des images de gens se précipiter sur la base aérienne russe de Khmeimim. Elles rappellent celles des Afghans se ruant à l’aéroport de Kaboul quand les Américains sont partis…

Que présagent ces massacres de l’avenir de la Syrie ? 

Le régime d’Assad est tombé depuis trois mois et l’illusion autour du HTC se dissipe. Ce système djihadiste ne pouvait produire que de tels évènements. Le pouvoir, afin d’obtenir la levée des sanctions, a voulu repousser le jour de la vengeance le plus loin possible, mais les hommes d’Al-Charaa ne pouvaient plus attendre. Tout comme les locaux, à Banias, qui ont soif de vengeance depuis 2011. On voit ici le véritable visage du pouvoir.

Mais plus grave : ces massacres font jurisprudence pour les autres minorités, comme les Kurdes et les Druzes qui refusent de baisser les armes. Et pour cause, ils savent que s’ils les déposent ils seront éliminés. La réunification pacifique de la Syrie s’éloigne progressivement.