Article paru dans Les grands dossiers de Diplomatie, n°77, décembre 2023-janvier 2024
Après douze années de guerre, Bachar al-Assad est toujours au pouvoir à Damas. Grâce à la résilience exceptionnelle de son régime, au soutien de l’Iran et de la Russie, il est parvenu à reconquérir les deux tiers du territoire alors qu’à son étiage, en mars 2013, il ne contrôlait plus qu’un cinquième de la Syrie. Néanmoins depuis mars 2020, le conflit semble gelé et Damas cohabite avec trois autres gouvernements de facto supportés par des puissances extérieures, car la Syrie appartient au nouvel arc de crises qui oppose l’Occident à l’axe eurasiatique.
Une division quadripartite
Le régime de Bachar al-Assad (ou Gouvernement syrien) contrôle un territoire peuplé de douze millions d’habitants, soit moins de la moitié de la population syrienne, estimée à 26 millions, mais les deux tiers de celle qui réside (18,2 millions), car 8 millions ont fui depuis le début du conflit à l’étranger. La Syrie « al-Assad » est devenue un protectorat russo-iranien. L’armée syrienne et les unités paramilitaires de la Forces de la Défense Nationale, au total près de 250,000 hommes, sont épaulées par 40,000 miliciens chiites irakiens et afghans, les Hazaras, ainsi que par le Hezbollah libanais. La Russie fournit un appui militaire, notamment aérien, indispensable. Tandis que l’Iran procure à Damas, les bataillons d’élite qui lui manquent, et un soutien économique. La Syrie est le maillon central de l’axe iranien (dénommé également « Croissant Chiite ») qui l’Iran a construit au Levant. Quant à la Russie, elle constitue sa principale base à l’extérieur de l’ancien espace soviétique. Ce qui explique l’appui indéfectible de ses deux pays à Damas et leur volonté de l’aider à reconquérir le reste du territoire, à l’exception de ce qu’il faut laisser à la Turquie, pour qu’elle collabore avec eux. Le Nord-Ouest syrien se trouve ainsi sous la protection d’Ankara. La région d’Idleb, 6,000 km2 et 2,5 millions d’habitants est dirigée par le « Gouvernement du Salut », l’émanation du groupe jihadiste, Hayat Tahrir al-Sham d’Abou Mohamed al-Jolani, fort de 50,000 combattants. La population de cette « nouvelle bande de Gaza » survit grâce à l’aide humanitaire massive apportée par l’ONU et les États hostiles au régime syrien. Plus à l’Est, la Turquie exerce un contrôle direct sur les territoires de l’Armée Nationale Syrienne (ANS), composée par diverses milices rebelles, qu’elle tente de domestiquer et d’utiliser dans sa stratégie anti-kurde. L’ANS compterait 70,000 membres, mais d’une médiocre efficacité en raison de leur indiscipline. D’Afrin à Ras al-Aïn, la région totaliserait 1,2 million d’habitants, Arabes et Turkmènes principalement, car la plupart des Kurdes en ont été expulsés. La quatrième entité est constituée par l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), dominée par le PYD, un parti kurde considéré comme l’émanation du PKK par la Turquie. Son bras armé est le YPG, autour duquel sont regroupées les Forces Démocratiques Syriennes, 80,000 hommes équipés et entraînées par les Etats-Unis qui maintiennent un petit millier de soldats dans l’est de l’AANES. La population est estimée à 2,5 millions d’habitants, dont seulement un million d’entre eux sont Kurdes, ce qui pose le problème de la viabilité de l’AANES dans son extension actuelle, car les Arabes n’acceptent pas cette inversion de pouvoir.
La Turquie veut éliminer les Kurdes
Depuis mars 2020, date de la dernière large offensive de l’armée syrienne pour réduire la poche d’Idleb, l’intensité des combats a fortement baissé. À plusieurs reprises, nous avons pu craindre une reprise de la violence à grande échelle, comme à l’automne 2022, lorsque la Turquie menaçait d’intervenir contre les Forces Démocratiques Syriennes, à la suite d’un attentat à Istanbul que le Président turc leur avait immédiatement attribué. Les bombardements aériens et les attaques de drones turcs s’étaient alors multipliées, mais sans que cela ne débouche au final sur un assaut terrestre, comparable à celui d’octobre 2019, où l’armée turque et ses supplétifs de l’ « Armée Nationale Syrienne » s’étaient emparés d’une bande de territoire kurde entre Tel Abyad et Ras al-Aïn. Plus récemment, en septembre 2023, les milices pro-turques ont tenté de conquérir Manbej, mais elles ont été arrêtées net par l’aviation russe, signifiant ainsi à la Turquie qu’il n’était pas question de rompre le statu quo dans le Nord de façon unilatérale. Depuis août 2016, date d’une rencontre entre Wladimir Poutine et Recep Tayep Erdogan, à Saint-Pétersbourg, la relation entre les deux pays en Syrie fonctionne sur un mode transactionnel. Ankara veut éliminer la milice kurde YPG, considérée comme un avatar du PKK, et par amalgame l’ensemble de la population kurde du nord de la Syrie, tandis que la Russie souhaite l’éradication des rebelles syriens, en particulier Hayat Tahrir al-Sham, le plus dangereux, par son idéologie radicale et la force de son organisation. Cet échange de bons procédés a permis à la Turquie de se tailler un fief territorial dans le Nord et à la Russie d’abattre les insurgés qui menaçaient le régime de Bachar al-Assad. Cependant, ce processus est bloqué depuis février 2022, le début de l’offensive russe en Ukraine. Moscou est occupé sur un autre front et se contente de maintenir ses positions en Syrie. Or, sans l’appui de l’aviation russe, Damas et Téhéran ne peuvent prendre aucune initiative militaire d’ampleur, qui plus est contre les protégés de la Turquie. Car, le Kremlin veut ménager cette dernière, afin qu’elle ne lui soit pas hostile dans le conflit ukrainien. Mais, il n’est pas question pour autant de la laisser s’emparer d’un territoire kurde sans contrepartie.
La réintégration de la Syrie dans la ligue arabe
En mai 2023, la Syrie a été réintégrée au sein de la Ligue arabe au sommet de Jeddah, grâce au soutien des Emirats Arabes Unis et surtout de l’Arabie Saoudite, le pays hôte, et malgré l’hostilité constante du Qatar. Bachar al-Assad a savouré cette victoire diplomatique, rendue possible par le réchauffement des relations entre Ryad et Téhéran à la faveur de la médiation chinoise, mais aussi de son pouvoir de nuisance. En effet, la Syrie est devenue un narco-état, qui irrigue le Moyen-Orient, et en particulier les riches monarchies du Golfe, avec des pilules de captagon. Pour mettre fin à ce fléau, qui fait des ravages parmi la jeunesse saoudienne, Mohamed Ben Salman, a dû se résoudre à négocier avec le Président syrien, une aide économique en échange de l’arrêt du trafic. Mais Bachar al-Assad est déterminé à extorquer un maximum d’argent à l’Arabie Saoudite. Il considère que puisqu’elle a dépensé des milliards pour soutenir la rébellion, elle doit payer la lourde facture de la reconstruction. Mais ses prétentions excessives ont rapidement interrompu le processus de rapprochement, car Ryad n’a pas l’intention de céder aux exigences syriennes. L’Union européenne et les États-Unis refusent toujours de renouer des relations diplomatiques avec, même si quelques pays membres ont renvoyé des chargés d’affaires en Syrie, tels que la Grèce et la Hongrie. Cependant, après le tremblement de terre, en février 2023, qui a ravagé la Turquie et le nord-ouest de la Syrie, une partie des sanctions furent suspendues pour permettre un meilleur acheminement de l’aide humanitaire. Mais il n’est pas question de lever le Caesar Act tant qu’une réelle transition politique ne soit engagée, ce qui relève d’un vœu pieux. Le régime syrien n’a pas l’intention de faire des concessions libérales ni de rompre avec la Russie et l’Iran.
La présence américaine sous pression
La Syrie est dans une forme de conflit gelé en trompe-l’œil. Il peut se réchauffer du fait d’une initiative extérieure, mais également en raison d’une crise interne. HTS a tenté d’envahir la zone contrôlée par l’ANS en septembre 2023, avant de se replier sous pression de la Turquie. Le fief druze de Soueida défie Bachar al-Assad depuis l’été 2023, accusé de maintenir le pays dans la misère. Les tribus arabes de la région de Deir al-Zor sont en rébellion contre les FDS. Tous ces conflits sont provoqués par une situation économique désastreuse et de la persistance d’un climat de tension au niveau local. Les trois entités politiques qui ont émergé, AANES, Gouvernement du Salut et ANS, ainsi que le régime syrien, exercent un contrôle indirect sur la majeure partie de leur territoire. Ils ont délégué le pouvoir aux autorités traditionnelles et aux chefs de guerre qui sont en rivalité permanente pour l’accaparement des ressources. Les contentieux sont donc récurrents et peuvent être instrumentalisés par l’extérieur, comme c’est le cas à Deir al-Zor, où les milices chiites pro-iraniennes encouragent les tribus arabes à se révolter contre les FDS. Cette tentative de déstabilisation a pris une dimension supérieure depuis octobre dernier avec le conflit entre Israël et le Hamas. L’Iran a lancé une vaste offensive en Syrie et en Irak contre les bases américaines, qui subissent des attaques de roquettes, missiles et drones. L’objectif est de pousser Washington à retirer ses troupes afin que Téhéran puisse régner en maître dans cet espace. En Syrie, l’AANES n’aurait aucune chance de survie si ce scénario devait se réaliser. Elle serait envahie par la Turquie, au nord, l’Iran et le régime syrien au sud.
Damas n’est pas en état de soutenir le Hamas contre Israël
Les frontières intérieures de la Syrie sont donc appelées à bouger dans le futur. Le statu quo n’est pas tenable à long terme et cela risque de s’accélérer avec le conflit entre le Hamas et Israël. L’Iran ouvrira-t-il un nouveau front au Liban et en Syrie contre l’État hébreu ? Tsahal a bombardé les aéroports d’Alep et de Damas en octobre en signe d’avertissement : elle ne tolérera aucun transfert d’armes à destination du Hezbollah et des autres milices pro-iraniennes. Le régime de Bachar al-Assad n’a aucune intention de croiser le fer avec l’Etat hébreu après douze années de guerre. Mais, les Iraniens se passeront de son avis s’ils veulent utiliser son territoire pour frapper Israël. Cependant, cela serait désastreux pour Damas, car Israël n’hésitera pas à détruire les infrastructures civiles et militaires, plongeant le pays dans une situation encore plus chaotique, avec une reprise des combats entre les différentes entités sur fond de regain de Daesh, qui n’attend qu’une opportunité pour sortir de la clandestinité.