Depuis le début de la guerre à Gaza, on se rend compte à quel point l’islamo-gauchisme est répandu à l’Université. Il traduit l’influence des Frères musulmans dans les milieux de la recherche, mais également diplomatiques et politiques. Cela a largement contribué à notre vision biaisée des Printemps arabes et en particulier du fiasco français en Syrie, comme je le souligne dans « Les leçons de la crise syrienne«
« L’importance des Frères musulmans dans l’opposition à l’étranger s’explique par le puissant lobbying qu’ils exercent depuis quelques décennies en Occident pour apparaître comme une alternative politique aux dictatures du monde arabe. En 2011, ils affirmaient vouloir garantir la démocratie et un « État civil » (Daouleh madanieh) à défaut d’un État laïc. Ils effectuaient toutes les promesses possibles pour séduire les gouvernements occidentaux dont ils connaissent parfaitement le fonctionnement et la naïveté. À la veille du « Printemps arabe », ils avaient réussi à se faire passer pour un mouvement qui défend un islam moderne et tolérant condamnant la violence utilisée par al-Qaïda. La confrérie s’appuie sur des personnalités charismatiques comme Tariq Ramadan, un des petits fils d’Hassan al-Banna, son fondateur. Grâce au généreux soutien financier du Qatar, celui-ci est devenu dans les années 2000, le parangon de l’intellectuel « islamiste modéré » dans les médias et au sein même du monde universitaire. Sa consécration arriva en 2012 avec la création d’une chaire ad hoc de professeur d’islamologie à Oxford. En fait, le Qatar avait fait un don de plusieurs dizaines de millions d’euros à l’université britannique pour qu’elle fonde ce poste pour lui. Ainsi, de 2012 à 2017, Tariq Ramadan a-t-il perçu chaque mois 35 000 euros de la Qatar Fondation, en plus de son modeste salaire officiel, 4 000 euros mensuels, pour occuper cette chaire et diffuser la pensée frériste [1]. En 2017, il a été suspendu de ses fonctions par Oxford en raison des accusations de viol portées à son égard et de poursuites judiciaires dans plusieurs pays, qui lui ont valu d’être incarcéré provisoirement en France. Il n’a pas été réintégré depuis lors.
L’influence intellectuelle des Frères musulmans s’est largement étendue dans les milieux universitaires en Europe et aux États-Unis. De nombreux chercheurs, journalistes et politiques ont épousé leur cause[2] et ont soutenu cette alternative lors du « Printemps arabe ». Le gouvernement américain, sous Barack Obama, imagine qu’ils souhaitent engager un processus de démocratisation comparable à celui qui s’est produit en Turquie depuis 2002 grâce à l’« islamo-démocratisme » de Recep Tayyip Erdogan, qui séduit à Washington et dans les capitales occidentales. L’AKP (Le Parti de la justice et du développement) se trouve proche idéologiquement de la confrérie sans en être une branche officielle. »
En 2008, lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, il a pour ambition de rétablir les liens avec le monde musulman et de réparer les dégâts des années Bush marquées par des interventions militaires ratées au Moyen-Orient. Il s’oppose aux tentatives de changement de régime depuis l’extérieur qui se sont avérées contre-productives en Irak, mais il soutient le soulèvement syrien, issu de l’intérieur. Il fallait trouver une alternative démocratique à l’autoritarisme dans le monde arabe avant qu’il ne sombre dans le chaos. Les Frères musulmans se targuaient de l’incarner tout en répondant aux aspirations islamiques des populations, de respecter la loi civile, le droit des femmes et des minorités. Outre le Qatar, ils disposaient de l’appui diplomatique du président turc. Recep Tayyip Erdogan comptait profiter du « Printemps arabe » pour étendre l’influence d’Ankara du Maroc à l’Irak en jouant pleinement cette carte. Après la chute de Ben Ali en Tunisie, le 14 janvier 2011, il se rendit dans le pays avec l’objectif d’exporter le modèle turc et d’apporter une aide au parti Ennahda, proche de la confrérie.
La France partageait la même vision que les États-Unis, qui voyaient dans les Frères musulmans une solution pour stabiliser la région. La nomination au ministère des Affaires étrangères d’Alain Juppé, le février 2011[3], marque le début d’une politique très hostile à Bachar al-Assad. Alain Juppé est chiraquien. Tout comme son mentor, il n’a pas digéré l’assassinat de Rafic Hariri, le premier ministre libanais attribué à la Syrie, en 2005. Il est donc naturellement hostile au régime syrien et était opposé à la politique de rapprochement entre la France et la Syrie impulsée par Nicolas Sarkozy à partir de 2007. Il pense que les Frères musulmans sont une alternative crédible en Syrie et dans un monde arabe en pleine révolte, comme le souligne l’ouvrage de Georges Malbrunot et de Christian Chesnot, Les chemins de Damas :
« Autour de lui, certains diplomates, comme Patrice Paoli, patron de la division Afrique du Nord et Moyen-Orient, l’avaient convaincu de donner une chance à l’islam politique et à ceux qui l’incarnaient, c’est-à-dire les Frères musulmans en Tunisie, en Égypte surtout et, en coulisse en Syrie, comme on l’avait vu. » [4]
La cellule « Afrique du Nord/Moyen-Orient » (ANMO), était convaincue par la promesse des Frères musulmans de respecter la « laïcité » et la « démocratie » lorsqu’ils seraient installés au pouvoir[5]. Les diplomates en question expliquaient que les disciples d’Hassan al-Banna[6] et autres groupes islamistes allaient se convertir au libéralisme politique après quelques années de pratique gouvernementale : le réalisme finirait par l’emporter sur l’idéologie. Ainsi, la France salue-t-elle l’élection du candidat de la confrérie à la tête de l’Égypte, Mohammed Morsi, qui devient président de la République le 30 juin 2012. Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères de février 2011 à mai 2012, semble convaincu par les rapports du département ANMO. Après l’arrivée au pouvoir de François Hollande, Laurent Fabius, le nouveau ministre des Affaires étrangères (mai 2012 à février 2016), en fait un dogme de sa stratégie internationale. » Fabrice Balanche, Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024.
[1]Libération, « Tariq Ramadan : un professeur richement rémunéré », 15 octobre 2019. https://www.liberation.fr/france/2019/10/15/tariq-ramadan-un-professeur-richement-remunere_1757525/
[2] Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Paris, Odile Jacob, 2023. Voir en particulier le chapitre 8 : « Le frérisme et ses alliés ».
[3] Michèle Alliot-Marie fut obligée de démissionner de son poste de ministre des Affaires étrangères en raison de déclarations malheureuses de soutien au régime de Ben Ali en Tunisie.
[4] Georges Malbrunot et Christian Chesnot, Paris, Les chemins de Damas, Robert Laffont 2014.
[5] Entretien avec Wladimir Glassman, janvier 2012, Lyon.
[6] Fondateur des Frères musulmans, en 1926, et grand-père de Tareq Ramadan.