L’attaque djihadiste contre la salle de concert à Moscou réveille en France de douloureux souvenirs. Car les djihadistes tadjiks ont utilisé le même mode opératoire que ceux du Bataclan, le 13 novembre 2015, pour commettre un massacre d’une échelle semblable. L’État Islamique a préparé l’attentat depuis Raqqa, sa capitale syrienne, et les terroristes se sont mêlés au flot de réfugiés syriens qui déferlait sur l’Europe, durant l’été 2015, pour atteindre la France. Je m’étonne toujours que les dirigeants politiques de l’époque n’aient jamais eu à rendre de compte pour le Bataclan et les autres attaques terroristes qui ont frappé notre pays en 2015 et 2016. Car, comme je le souligne dans Les leçons de la crise syrienne, l’aveuglement du gouvernement français, de Nicolas Sarkozy à François Hollande, à l’égard du djihadisme est avéré.
On rêvait à Paris d’une révolution laïque et démocratique alors que le soulèvement était sous son emprise (le djihadisme) dès l’été 2012. La croyance dans une chute rapide du régime qui permettrait de faire barrage aux radicaux conduisit le gouvernement de François Hollande à nier la réalité. Après la proclamation du Khalifat, en juin 2014, il s’enferma dans le dogme de la responsabilité « assadienne » pour justifier sa non-intervention contre Daesh en Syrie jusqu’à l’attentat du Thalys, en août 2015. Les œillères idéologiques de l’équipe chargée du dossier syrien, sur laquelle Laurent Fabius exerçait un contrôle direct, ont mis longtemps à tomber. Des armes françaises, destinées aux rebelles, se sont retrouvées entre les mains des jihadistes. Ce fait a été dénoncé en 2015 par le député, aujourd’hui décédé, Claude Goasguen[1] et confirmé en 2023 par François Hollande lui-même, lors d’une interview sur l’affaire Lafarge[2]. Il paraît probable que, contrairement à ce qu’affirme l’ancien président français, ces armes n’ont pas servi uniquement contre le régime. Peut-on imaginer qu’ils n’en aient pas fait usage également contre les rebelles qui s’opposaient à leur totalitarisme ?
Certes, Paris était confronté à un dilemme. La lutte contre l’Iran exigeait le renversement de Bachar al-Assad et l’instauration d’un gouvernement ami de l’Occident. Cela aurait permis, en outre, d’affaiblir le Hezbollah au Liban. La priorité géopolitique était claire, mais pouvait-on pour autant ignorer la menace islamiste, ou même prendre le risque d’en faire un allié de fait ? Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la Défense de Jimmy Carter, a toujours appuyé le recours aux islamistes en Afghanistan, car la défaite des pays communistes représentait alors la priorité des États-Unis :
« Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide[3] ? »
Laurent Fabius et François Hollande auraient-ils adopté le même raisonnement à l’égard du régime que l’auteur de The Grand Chessboard [4]?
Fabrice Balanche, Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024, p. 167
[1] Tristan Quinault-Maupoil, « Claude Goasguen accuse le gouvernement de soutenir al-Qaïda », Le Figaro, 15 juin 2015, https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2015/06/30/25001-20150630ARTFIG00259-claude-goasguen-accuse-le-gouvernement-de-soutenir-al-qaida.php
[2] Guillaume Dasquié et Nicolas Jaillard Cimenterie Lafarge : la multinationale, Daesh et les espions, documentaire (Fr., 2023, 75 min).
[3] Zbigniew Brzezinski, Interview, Nouvel Observateur, 15-21 janvier 1998.
[4] Zbigniew Brzezinski, The Grand Chessboard, New York, Basic Books, 1998.