Entretien réalisé par Thomas Mahler pour L’Express, jeudi 4 avril 2024.
Pour le chercheur spécialiste du Moyen-Orient, l’Etat hébreu cherche à inscrire le conflit à Gaza dans le cadre d’une nouvelle guerre froide opposant l’Occident à l’axe Russie-Iran.
C’est une frappe qui marque sans doute un tournant dans la confrontation entre Israël et l’Iran. En détruisant le 1er avril une annexe de l’ambassade iranienne à Damas, en Syrie, l’Etat hébreu a humilié Téhéran, qui en retour a promis de « gifler » son adversaire. Maître de conférences à l’université Lyon II et chercheur au think tank Washington Institute, Fabrice Balanche analyse pour L’Express les risques très sérieux d’une escalade au Moyen-Orient. Arabophone spécialiste de la Syrie et du Liban, il publie Les Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob), essai qui montre à quel point la guerre en Syrie a représenté un événement géopolitique majeur, la Russie et l’Iran infligeant aux pays occidentaux une première défaite en réussissant à maintenir Bachar el-Assad au pouvoir.
L’Express : Une frappe imputée à Israël a détruit le consulat iranien à Damas, tuant notamment le commandant de la Force Al-Qods iranienne pour la Syrie et le Liban. A quel point le risque d’une escalade au Moyen-Orient est-il aujourd’hui sérieux ?
Fabrice Balanche : Il est évident qu’Israël est à l’origine de la frappe du fait du type de missile utilisé, qui sert à effondrer un immeuble de manière chirurgicale, avec très peu de dégâts collatéraux. Israël montre à l’Iran que les Gardiens de la révolution ne sont à l’abri nulle part, y compris dans une enceinte diplomatique. Jusqu’à présent, ils avaient visé des bases iraniennes dans la banlieue de Damas et des dépôts d’armes du Hezbollah. Là, l’Etat hébreu hausse clairement le ton à l’égard de l’Iran, mais aussi à l’égard du régime syrien. Au début de la guerre en Syrie, les Israéliens ont préféré un Bachar el-Assad affaibli plutôt que l’inconnu, se disant que la frontière avec le Golan était restée calme depuis 1974. Mais, depuis deux ou trois ans, ils se rendent compte que le pays est devenu un protectorat russo-iranien, et de plus en plus iranien, vu que les Russes sont occupés en Ukraine. En échange de l’aide militaire de Téhéran, Assad a de toute façon les pieds et les mains liés.
Par ailleurs, Israël cherche aussi à prouver que la guerre à Gaza dépasse le seul cadre du Hamas. Il entend rappeler aux Occidentaux, de plus en plus tièdes dans leur soutien, qu’il y a une nouvelle guerre froide en cours, et que celle-ci les oppose à l’axe Russie-Iran, avec la Chine derrière.
Que va faire l’Iran ?
Pour Téhéran, c’est une véritable humiliation. Mais je ne pense pas que le régime iranien agisse à visage découvert, préférant accuser Israël et les Etats-Unis de bafouer le droit international, comme s’il ne lui était pas arrivé par le passé de violer des enceintes diplomatiques. Le Hezbollah a d’ailleurs répondu en premier à cette frappe. On risque donc d’assister à des attaques provenant du Liban. Or Israël, désireux de faire un grand ménage, n’attend sans doute que cela pour lancer une offensive au nord. Ils vont frapper tôt ou tard le Hezbollah, qui est autrement plus dangereux que le Hamas avec ses milliers de missiles pointés sur le pays, et qui fait peser la menace d’une potentielle offensive terrestre sur la Galilée.
Vous rappelez dans votre livre que la présence de l’Iran en Syrie comme au Liban est perçue comme une menace existentielle par Israël…
La principale menace aux yeux des Israéliens, c’est l’Iran et sa volonté de détruire leur pays. Ils prennent très au sérieux les déclarations de Khamenei présentant l’Etat hébreu comme une tumeur qu’il faut éradiquer. La destruction d’Israël est une utopie mobilisatrice de la révolution islamique. C’est d’ailleurs sans doute l’un des derniers dogmes qui reste de la révolution de 1979.
L’autre objectif de l’Iran, c’est de faire partir les troupes américaines stationnées dans l’est de la Syrie et en Irak. Ces troupes sont harcelées par des milices chiites. Et, en Irak, l’Iran pousse le gouvernement de Mohammed Chia al-Soudani à demander le départ des Américains.
En quoi la guerre en Syrie a-t-elle marqué un tournant dans le jeu géopolitique ?
Les Occidentaux ont voulu faire tomber Assad, comme ils l’avaient fait avec Kadhafi en 2011. Mais, malgré tous les moyens mis en oeuvre, et en dépit de l’aide du Qatar et de l’Arabie saoudite, les Iraniens et les Russes ont réussi à éviter la chute du régime syrien. Depuis, les Russes ont remplacé les Occidentaux en Libye. La Turquie a, à partir de 2016, basculé dans le camp russo-iranien en Syrie, en raison de la question kurde, mais aussi du fort tropisme eurasiste d’Erdogan, qui le rapproche de l’axe Moscou-Téhéran. Comme nous n’avons pas réussi à faire tomber Assad, nos alliés ont perdu confiance dans nos capacités à imposer un changement de régime. Beaucoup se sont donc rapprochés des Russes ou des Chinois. En Afrique subsaharienne, le Mali ou le Burkina Faso ont basculé dans le camp russe. Nous n’avons plus les moyens d’imposer des sanctions contre un pays afin de le faire évoluer vers plus de démocratie, comme ce fut le cas dans les années 1990. Car, sinon, ce pays se tourne vers la Russie et la Chine. Nous sommes ainsi revenus à une situation de guerre froide. Le conflit syrien a vraiment marqué le coup d’arrêt de l’hégémonie occidentale sur le monde, qui durait depuis 1989. C’est une défaite pour les Occidentaux et la fin d’un cycle historique.
Vous êtes très critique quant aux erreurs de la diplomatie française en Syrie. Pourquoi ?
J’ai vraiment vécu au quotidien l’aveuglement de la France sur ce qui se passait réellement en Syrie. Je l’ai aussi vécu dans ma chair. Les Affaires étrangères n’ont pas été tendres avec moi durant cette période. Si je suis parti aux Etats-Unis en 2015, c’est parce qu’on me refusait de nombreux postes, simplement parce que j’avais annoncé que Bachar el-Assad ne tomberait pas sans intervention occidentale. On a aussi fermé mon laboratoire au CNRS sous la pression d’universitaires proches des islamistes, comme François Burgat. L’histoire m’a pourtant donné raison. Je ne suis nullement un pro-Assad, mais j’ai longtemps vécu en Syrie et au Liban. J’ai connu sur le terrain le communautarisme à l’oeuvre dans ces pays. En 2000, dans ma thèse, j’écrivais déjà que la Syrie était dans la situation de la Yougoslavie à la mort de Tito et que le système allait connaître une crise majeure après une dizaine d’années. J’avais anticipé le crash, mais, en même temps, je connaissais la résilience du régime syrien, avec son pilier alaouite. Et je voyais l’islamisme gangréner la société sunnite syrienne. Le Quai d’Orsay a annoncé la chute imminente d’Assad, mais cela ne reposait sur rien de concret. C’était juste une vision idéologique, une pensée magique de la part des diplomates, dictée par les ministres de l’époque, Alain Juppé puis Laurent Fabius.
Au niveau international, nous avons aussi été incapables d’anticiper la réaction de la Russie. En France, on a rêvé du divorce de la Russie et de l’Iran, en parlant d’une relation contre-nature, alors qu’il était pourtant évident que ces deux puissances avaient noué en Syrie une alliance durable pour constituer un axe eurasiatique dont on voit aujourd’hui toutes les conséquences. Le 2 juin 2015, Le Monde publiait un article, alimenté par le Quai d’Orsay, avec pour titre « Moscou prend ses distances avec Damas« . J’étais alors justement en Syrie pour mes recherches, et je constatais l’inverse. Trois mois plus tard, il y a eu une intervention directe de la Russie en Syrie, une surprise totale pour les Occidentaux. De même, en février 2022, nous étions persuadés en France que les Russes n’attaqueraient pas l’Ukraine. Les Etats-Unis, eux, en étaient convaincus, car ils ont su tirer les leçons de la guerre en Syrie. Mais, chez nous, la cellule diplomatique de l’Elysée et le Quai d’Orsay n’ont pas changé de logiciel après ce qui a pourtant été un véritable fiasco en Syrie. Ces diplomates ne font pas de terrain et pensent avant tout à leur carrière, en allant dans le sens de leur chef. Mais si nous voulons rester une puissance qui compte dans le monde, il nous faut adopter une approche bien plus réaliste.
En quoi Poutine s’est-il servi de la Syrie pour envoyer un message ?
Il faut en revenir à la Libye en 2011. Les Russes considèrent qu’ils se sont fait duper par les Occidentaux. La Russie et la Chine s’étaient alors abstenues pour le vote de la résolution 1973, estimant que celle-ci ne prévoyait nullement le renversement de Kadhafi. En Syrie, quand Poutine a constaté qu’Assad était capable de résister à la rébellion, le régime russe a ainsi vu une opportunité de mettre en échec des Occidentaux qui, lors du printemps arabe, n’avaient pas hésité à abandonner leurs alliés de trente ans, Ben Ali et Moubarak. Poutine a envoyé un message aux dictateurs et dirigeants autoritaires du monde entier : « Si vous êtes avec les Occidentaux, la moindre humeur de votre population peut vous faire tomber ; mais si vous êtes avec moi, je vous soutiendrai, même si vous bombardez un tiers de votre population et que vous utilisez des armes chimiques. »
Depuis l’intervention en Irak de 2003, les Occidentaux ne veulent plus envoyer de troupes au sol. Leur force, c’est l’aviation. Mais la Russie a su développer des systèmes antiaériens très perfectionnés. En Syrie, il y a ainsi eu un bras de fer entre les Occidentaux et Poutine, les Russes faisant savoir qu’ils avaient les moyens d’empêcher des bombardements. Quand le régime syrien a réutilisé des armes chimiques en 2017 et que les Occidentaux ont décidé de bombarder la Syrie, ils ont d’ailleurs dû négocier avec Poutine quelques frappes inoffensives pour sauver l’honneur. La Russie a pu démontrer sa suprématie aérienne contre une rébellion qui l’aurait emporté si le régime syrien avait été livré à lui-même. Mais elle a aussi prouvé la suprématie de son artillerie, qui n’est certes pas très sophistiquée, mais est capable de tirer des milliers d’obus par jour, comme on le voit aujourd’hui en Ukraine. En Syrie, les Russes ont ainsi fait étalage de la qualité de leur matériel comme de leur capacité de dissuasion face à l’Occident. Forcément, cela n’a pas échappé à tout un tas de régimes autoritaires, qui, depuis, se sont placés sous la protection russe.
La principale faiblesse russe vient de son économie. Le Kremlin n’a pas les moyens de reconstruire la Syrie et de renflouer le régime. Mais il faut ajouter la Chine dans l’équation, une puissance qui permet par exemple à l’Iran de prospérer en dépit des sanctions occidentales. Dans les années 1990, Saddam Hussein n’avait pas la Russie ou la Chine pour l’aider contre les sanctions. Mais, aujourd’hui, la Syrie peut contourner ces sanctions en s’appuyant sur l’Iran, la Chine et la Russie. Finalement, les sanctions imposées par l’Occident ne font que pousser les pays visés à se tourner davantage vers l’Est. Si encore nous adoptions ces mesures dans le but de lancer une intervention militaire comme en 2003 en Irak. Mais on sait bien aujourd’hui qu’une telle intervention terrestre n’est plus possible…
Aujourd’hui, le Moyen-Orient n’est plus, selon vous, la chasse gardée des Occidentaux…
La Turquie d’Erdogan a basculé du côté de la Russie et de l’Iran à partir de 2016. Désormais, c’est au tour de l’Arabie saoudite de prendre ses distances. Lorsque, en septembre 2022, Joe Biden est venu demander à Mohammed ben Salmane [MBS] d’augmenter la production pétrolière, il a fait l’inverse. L’émancipation de l’Arabie saoudite du pacte du Quincy représente un changement majeur dans les relations internationales. MBS voulait se débarrasser des houthistes au Yémen en 2017, mais les Américains s’y sont opposés. A partir de là, les houthistes ont tiré des missiles sur l’Arabie saoudite, remettant en cause la Vision 2030 de MBS, qui en veut énormément à ses alliés américains pour cela. La vraie source de tension entre l’Arabie saoudite et le camp occidental, ce n’était pas [l’assassinat du journaliste Jamal] Khashoggi, mais bien le Yémen, qui met en danger le projet saoudien, et l’existence même du royaume. Les Saoudiens considèrent que les Américains ne sont pas assez fiables pour les protéger. Ils ont donc négocié avec les Iraniens sous l’égide de la Chine, avec pour deal la réhabilitation d’Assad au sein de la Ligue arabe.
* Les Leçons de la crise syrienne, par Fabrice Balanche. Odile Jacob, 352 p., 24,90 €.