Entretien réalisé par Antoine Poirier, membre du Comité Moyen-Orient & Monde Arabe – Le 25 octobre 2023. Il a été publié le 21 novembre 2023 sur le site de l’IHEDN  Jeunes

Fabrice Balanche

Fabrice Balanche est maître de conférences et dirige le département de géographie de l’Université Lyon 2. Spécialiste de la géographie politique du Proche-Orient, ses recherches se concentrent sur l’interaction entre le pouvoir, la communauté et le territoire. Sa thèse fut publiée en 2006 sous le titre La région alaouite et le pouvoir syrien. Puis en 2012, il publie l’Atlas du Proche-Orient arabe et, en 2014, la Géopolitique du Moyen-Orient. En 2015, Fabrice Balanche décide de s’expatrier aux États-Unis, où il est chercheur invité au Washington Institute for Near East Policy puis à la Hoover Institution de l’Université de Stanford. Il est également l’auteur de Sectarianism in Syria’s Civil War, et ses cartes illustrent de nombreux ouvrages, dont ceux de Gilles Kepel.

À PROPOS DE L’INTERVIEW

Alors que les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 font déjà date à plus d’un titre, le Comité Moyen-Orient & Monde Arabe des Jeunes IHEDN a sollicité Fabrice Balanche pour qu’il nous partage son analyse des répercussions que cette brutale résurgence du conflit israélo-palestinien pourrait avoir à plus ou moins long terme. En croisant sa profonde connaissance du terrain proche-oriental, mais aussi son expertise sur les différents proxys iraniens dans la région et son expérience de la politique américaine, nous avons exploré différents scénarios d’évolution du conflit, et les implications qu’ils pourraient avoir, non seulement pour Israël mais aussi pour l’équilibre des puissances au Moyen-Orient.

INTERVIEW

Antoine Poirier – Les Jeunes IHEDN (LJI) : On semblait distinguer ces derniers mois une forme d’apaisement diplomatique au Moyen-Orient, notamment à la suite de la normalisation irano-saoudienne, avec la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe ou encore les pourparlers avec les Houthis au Yémen. Mais les terribles attaques du Hamas le 7 octobre 2023 ont pris par surprise les autorités israéliennes autant que les autres puissances régionales. En quoi le conflit actuel à Gaza peut-il rebattre les cartes au Moyen-Orient ?

Fabrice BALANCHE (FB) : La grande question est de savoir si ce conflit va sortir du cadre Israël-Hamas, avec une intervention du Hezbollah depuis le Liban ou d’autres milices depuis la Syrie, ce qui entraînerait forcément des représailles israéliennes voire américaines massives sur tous les éléments pro-iraniens dans la région, et éventuellement jusqu’en Iran. Les Etats-Unis n’ont absolument aucune envie que le conflit déborde, et les Européens non plus, même si la voix de ces derniers ne compte plus vraiment. Anthony BLINKEN et Joe BIDEN se sont justement rendus en Israël pour convaincre Benjamin NETANYAHOU de ne pas bombarder l’Iran. Frapper les transferts d’armes du Hezbollah en Syrie ne pose pas de soucis, car ils le font depuis longtemps, mais il s’agit là d’éviter une extension incontrôlable du conflit.

Même sans extension d’un conflit qui resterait entre Israël et le Hamas, les répercussions portent sur la normalisation entre Israël et les autres puissances régionales, l’Arabie saoudite bien sûr, mais aussi l’apaisement qui s’annonçait avec la Turquie du Président Recep Tayyip ERDOGAN. Pour l’heure, le croissant sunnito-hébreu que tentent de construire les Américains autour des accords d’Abraham est caduc. L’Iran échappe ainsi à l’encerclement qui se profilait, et il est clair que Téhéran est derrière l’attaque du Hamas, non seulement par la fourniture d’armes, mais aussi en tant que donneur d’ordres.

Dans le premier cas, si le Hezbollah attaque Israël, ce sera l’embrasement général au Liban, en Syrie, en Irak, etc. Le front yéménite pourrait aussi se réveiller, avec par exemple, des missiles menaçant les navires qui traversent le détroit Bab El Mandeb et la mer Rouge. Dans ce chaos général, d’autres forces pourraient profiter de l’embrasement pour relancer des conflits aujourd’hui gelés ; par exemple, les djihadistes d’Hayat Tahrir al-Cham, à Idlib (Syrie), pourraient de nouveau menacer le régime syrien et attaquant Alep ou Hama ; tout comme un tel conflit serait bénéfique aux djihadistes de Da’esh dans le désert syro-irakien. Un embrasement régional réveillerait tous ces conflits aujourd’hui plus ou moins maîtrisés.

L'axe iranien entre idéologie et géopolitique

LJI : On comprend bien que l’Iran et le Hezbollah n’ont pas intérêt à une confrontation directe avec Israël. Cependant, ne peut-on pas imaginer que d’autres groupes de « l’axe de la résistance » puissent perturber le jeu d’équilibriste que joue l’Iran pour maintenir une forme d’ambiguïté stratégique ?

FB : Non, le front avec Israël est très bien tenu par le Hezbollah que ce soit au Liban ou dans le sud de la Syrie, où il est aussi secondé par la 4e division blindée de Maher al Assad. Les groupes palestiniens au Sud-Liban sont complètement tenus et ne peuvent pas tirer un coup de fusil sans l’aval du Hezbollah, c’est-à-dire de l’Iran. Si escalade il y a, ce sera avec l’aval de ces derniers.

LJI : On l’a dit, les Américains font tout leur possible pour éviter une escalade régionale. Mais côtéisraélien, où l’on observe une droitisation extrême de la sphère politique, Benjamin Netanyahou est poussé dans ses retranchements. Certaines voix se sont élevées avant même les attaques pour demander une réponse plus ferme face à la menace de l’Iran, pourraient-ils parvenir à leurs fins après le terrible choc vécu par les Israéliens ?

Effectivement, il y a des éléments extrémistes en Israël, qui disent qu’il faut attaquer directement la tête, c’est-à-dire bombarder l’Iran, en mettant les Américains devant le fait accompli. Mais les Américains entrent dans une année électorale, qui marque généralement un point faible en politique étrangère, alors même que la candidature de Joe Biden est déjà fragile, y compris parmi les démocrates, et que la probabilité que Donald Trump soit réélu se précise. Pour les faucons israéliens, une attaque directe contre l’Iran serait donc à leurs risques et périls.

En contrepartie, s’ils ne peuvent pas frapper l’Iran, les Israéliens veulent avoir les mains libres à Gaza. Or, le Hamas se dissimule dans la population civile avec laquelle il est très imbriqué. Par conséquent, il est très difficile pour Tsahal de distinguer les terroristes des civils. La coalition internationale contre Daesh fut confrontée au même dilemme à Raqqa et à Mossoul. Pour éliminer le groupe terroriste, il fallait évacuer la population civile via des corridors sécurisés, mais Daesh les empêchait de fuir en leur tirant dessus. A la différence du Hamas, il n’existait pas une telle symbiose entre Daesh et la population locale, ce qui facilita les opérations. Ainsi, pour éradiquer définitivement le Hamas de Gaza, il n’y aurait pas d’autre solution que de déplacer les 2,2 millions de Gazaouis. Les Israéliens vont donc pousser les civils vers le sud – vers l’Égypte – si le Hamas n’accepte de quitter Gaza grâce à un accord international, comme l’avait fait l’OLP de Yasser Arafat à Beyrouth en 1982. Mais l’organisation terroriste compte plus de trente mille combattants et des dizaines de milliers d’autres prêts à prendre les armes. Si nous incluons leurs familles, cela représente des centaines de milliers de personnes, que ni l’Égypte ni les pays du Golfe, Qatar compris, ni aucun autre État de la région ne voudra accueillir volontairement.

Par ailleurs, les Israéliens ne veulent pas commettre la même erreur qu’au Liban en 2006. Ils pensaient alors pouvoir éliminer facilement le Hezbollah par une offensive terrestre de grande ampleur avec l’aide de milices druzes, sunnites ou parmi les derniers phalangistes qui le prendraient à revers. Mais en réalité, le Hezbollah étant beaucoup plus puissant que prévu, les Israéliens avaient dû faire machine arrière, et le Hezbollah avait pu revendiquer une « divine victoire ».

Israël : la coopération régionale ne supprime pas les menaces Fabrice Balanche

Israël va donc chercher à éviter à tout prix le même scénario à Gaza. Les militaires israéliens vont prendre leur temps pour bombarder, en laissant entrer un minimum d’aide humanitaire pour pousser les civils vers le sud, puis encercler la ville de Gaza, vidée ou non des civils, et enfin éradiquer les éléments du Hamas. Ensuite, ils répèteront l’opération plus au sud. Mais le Hamas tente de retenir la population civile : comme Da’esh ou Hayat Tahrir Al Sham, sa stratégie consiste à occuper le rez-de-chaussée, protégé par 5 étages de civils sur les niveaux supérieurs. Des avertissements sont donc adressés aux civils les incitant à s’échapper, comme cela s’est passé à Raqqa et à Mossoul. Malgré tout, ces batailles ont fait des milliers de morts du côté des attaquants : les Forces Démocratiques Syriennes, les peshmergas kurdes irakiens, les milices chiites et l’armée irakienne. Un combat en zone urbaine, avec des terroristes qui ne craignent pas la mort, nécessite de sacrifier des milliers de combattants sur le terrain, pour éliminer quelques centaines de terroristes ancrés dans les ruines. Cette stratégie très coûteuse en vies humaines n’est pas acceptable pour une armée occidentale, ni même pour l’armée israélienne.

Puis, une fois que la population sera massée au Sud, comment faire accepter à l’Egypte, qui y est très opposée, l’ouverture de la frontière à la population gazaouie ? En Cisjordanie, le Fatah, qui craint l’influence grandissante du Hamas, ne les acceptera pas non plus, alors que les territoires de Cisjordanie sont déjà surpeuplés avec 2,7 millions de Palestiniens. Enfin, les autres pays arabes ne voudront pas les accueillir non plus.

Pour comprendre la stratégie israélienne, il faut bien avoir en tête la croissance rapide de la population de la bande de Gaza. En 1950, il y avait moins de 300 000 habitants à Gaza ; mais les Palestiniens ont pensé qu’ils pourraient inverser le rapport de force avec Israël par la guerre des berceaux. Yasser Arafat disait aux Palestiniens : « Faites douze enfants : dix enfants pour la cause, deux pour s’occuper de vous plus tard ». Le Hamas continue dans cette voie, et le taux de fécondité de la bande de Gaza atteint encore 4 enfants par femme avec une population extrêmement jeune, puisque la moitié a moins de dix-huit ans. Dans dix ans, il pourrait y avoir 3 millions de Gazaouis. La hantise d’Israël c’est de voir une grande marche pour le retour de ces millions de Palestiniens, qui franchiraient la barrière pacifiquement, et envahiraient l’Etat hébreu. Israël ne pourrait alors les arrêter sans faire un bain de sang. Pour éviter cette perspective catastrophique, les Israéliens vont donc essayer de pousser au maximum la population gazaouie vers l’Égypte. Car c’est l’existence même d’Israël qui est en jeu aujourd’hui.

LJI : L’Egypte refuse pour l’heure d’accepter le passage sur son sol de la population gazaouie, pour éviter que le Sinaï ne se transforme en point de fixation pour les groupes armés palestiniens, comme l’a été le Liban depuis 1948. Cela pourrait-il changer ?

FB : En effet, le gouvernement égyptien ne veut surtout pas du commandement militaire du Hamas et du Jihad islamique sur son territoire, puisqu’il mène un combat acharné, avec des méthodes pour le moins efficaces, pour traquer les militants islamistes. Pour la population civile, c’est une autre histoire : l’Égypte n’a pas les ressources propres pour accueillir deux millions de réfugiés, car elle est déjà confrontée à une crise socio-économique terrible, dans un contexte de croissance démographique toujours forte. L’Egypte est aujourd’hui au bord du gouffre et survit uniquement grâce aux pays du Golfe, que ce soit par les investissements ou par les travailleurs qui y sont expatriés.

Cependant, la position égyptienne pourrait évoluer grâce à un levier financier pour les convaincre d’accueillir les Gazaouis. Avec une aide des pays du Golfe, des facilités de crédit auprès du FMI et une aide substantielle de l’UE, les dirigeants égyptiens pourraient accepter. Le Caire suivrait ainsi l’exemple d’Ankara et autres, qui jouent sur la peur de la submersion migratoire des pays européens, afin d’obtenir des concessions financières et politiques en échange de l’accueil des réfugiés. Les aides pour retenir les migrants peuvent représenter des milliards d’euros, et ils sont un levier de négociation important pour obtenir d’autres financements dans le cadre de différents programmes de partenariat ou de développement.

Instrumentaliser les réfugiés et les divers migrants peut aussi rapporter des bénéfices sur le plan géopolitique : la Turquie obtient des avantages de l’UE, tout en ayant les mains libres pour réprimer les Kurdes ou aider l’Azerbaïdjan à éliminer les Arméniens du Karabakh… Il est probable que les Égyptiens chercheront avant tout à éviter le scénario d’un départ des millions de réfugiés palestiniens de Gaza, mais s’ils sont au pied du mur, ils chercheront à obtenir le maximum en échange de leur accueil. Cela peut constituer une rente stratégique encore plus importante que celles des accords de Camp David (1978).

LJI : En Égypte, comme dans les autres pays arabes, la « rue arabe » est très largement favorable au peuple palestinien, et même, aujourd’hui, au Hamas. Chauffée à blanc par les réseaux sociaux et les chaines d’informations, l’opinion publique peut-elle influer sur les choix des dirigeants ? La réactivation du conflit israélo-palestinien pourrait-elle être le prétexte à une déstabilisation de certains régimes qui paraissent forts mais pouvant se révéler fragiles ?

FB : En effet, la cause palestinienne est toujours très présente dans l’opinion publique arabe. Les Frères musulmans, notamment, utilisent cette carte pour mobiliser leurs soutiens. C’est aussi un prétexte pour attiser la colère contre les dirigeants locaux, car les manifestations pour la Palestine sont les seules qui ne sont jamais réprimées.

Les gouvernants arabes ne sont pas très enclins à se préoccuper des Palestiniens, surtout dans les pays du Golfe, où l’on considère que le problème palestinien bloque la paix et donc la prospérité économique. En Arabie saoudite par exemple, le pouvoir veut se concentrer sur les plans de développement et s’apprêtait à normaliser les relations avec Israël. Mais au sein de la famille royale, le changement de l’ordre de succession en 2015 a bouleversé le fonctionnement du régime, en concentrant le pouvoir au sein du clan de Mohamed ben Salmane, les Al Sudayri, et en marginalisant les autres clans qui bénéficiaient de la succession entre frères pour distribuer les richesses et le pouvoir. Mohamed ben Salmane doit donc faire face à l’hostilité rampante des autres clans de la famille royale. En se posant en réformateur et en modernisateur, il remet en cause les fondamentaux religieux du royaume. Il s’appuie donc sur la population, et notamment sur la jeunesse, et doit donc tenir d‘autant plus compte de l’opinion publique pour maintenir sa popularité.

Ailleurs, les pouvoirs locaux doivent éviter à tout prix que les manifestations pour la Palestine ne dégénèrent en manifestations anti-pouvoir qui pourraient être instrumentalisées par les opposants ou par les Frères musulmans. C’est notamment le cas des pays qui n’ont pas connu les affres de la guerre civile après 2011. En Egypte, l’armée a rapidement repris le pouvoir à travers le maréchal Al Sissi, mais le mécontentement couve toujours sous les braises. Il ne faut pas oublier non plus un pays comme la Jordanie, qui est en première ligne. La situation économique est très critique, la pression démographique est importante et les ressources naturelles limitées, avec une importante population d’origine palestinienne. Enfin, la rue jordanienne n’a pas eu l’occasion de s’exprimer lors du printemps arabe. On ne peut donc pas exclure que des mouvements aient lieu dans ces deux pays.

LJI : Pour revenir sur le conflit en lui-même, une régionalisation du conflit semble pour l’heure improbable, car la plupart des acteurs impliqués souhaitent à tout prix l’éviter. Mais dans le cas d’un conflit qui dure voir qui s’enlise, avec les élections américaines en perspective, un retour de Donald Trump et de sa politique très impulsive pourraient-ils changer la donne et raviver les risques d’escalade ? Aussi, l’Iran ou d’autres puissances pourraient-ils instrumentaliser la colère de l’opinion publique musulmane contre l’Occident ?

FB : Il faut bien avoir en tête le calendrier de l’élection présidentielle. La campagne va commencer au printemps 2024, le 4 novembre nous aurons l’élection, puis en janvier 2025 la passation de pouvoir. Si, Joe Biden n’est pas réélu, il faudra mettre en place une nouvelle administration, qui ne sera pas opérationnelle avant avril 2025 a minima. Après l’élection de Donald Trump, cela avait pris près d’une année pour que tous les postes soient pourvus. S’il est réélu en 2024, il faudra donc attendre le printemps 2025 pour voir un éventuel changement de la politique américaine. Il faut espérer que le conflit ne durera pas si longtemps.

Pour que l’axe pro-iranien entre en confrontation directe avec Israël, il faudrait que les Russes et les Chinois appuient davantage l’Iran. Les Russes pourraient peut-être avoir un intérêt à l’ouverture d’un nouveau front pour réduire la pression en Ukraine, mais aujourd’hui la situation ne leur est pas si défavorable avec un front quasiment gelé. Le risque d’escalade porte plutôt sur une attaque contre les bases américaines en Syrie et en Irak. Le déploiement américain en Syrie, sur la base d’Al-Tanaf et dans le Nord-est, ne représente qu’un millier d’hommes ; en Irak, les Américains sont aussi sur la défensive. Ils ne sont pas à même de gêner fondamentalement l’Iran et ne représentent pas une menace directe, mais on ne peut pas exclure une escalade non maîtrisée, à la suite d’une frappe sur une base, qui ferait des dizaines de morts américains.

Malgré tout, les Américains n’iraient pas jusqu’à lancer une grande offensive contre l’Iran. Ni Joe Biden ni Donald Trump ne seraient enclins à faire cela : il faut bien garder en tête que l’électorat américain est désormais très opposé aux guerres lointaines après l’Afghanistan et l’Irak. De nombreux vétérans, rencontrés quand j’étais aux Etats-Unis, m’expliquaient que cela représente de vrais traumatismes personnels pour les centaines de milliers de soldats déployés et pour leurs familles. C’est aussi l’un des ressorts du vote « petit blanc » qui a permis la victoire de Trump, qui avait promis de « ramener les boys à la maison ». Donc une frappe chirurgicale, comme pour tuer Qassem Soleimani, oui ; mais pas une attaque d’envergure avec des troupes au sol. D’autant plus que les Etats-Unis sont désormais auto-suffisants et ne dépendent plus du Moyen-Orient pour leurs approvisionnements en hydrocarbures.

LJI : Sans oublier que Washington se tourne résolument vers la menace chinoise… Dans un système international marqué par le retour de l’usage de la force brute, il est difficile d’imaginer aujourd’hui qu’il puisse encore y avoir un espace pour une médiation internationale ou régionale. Pourtant, c’est après la guerre de 1973 qu’a eu lieu la normalisation israélo-égyptienne, et après la première Intifada que le processus d’Oslo a pu aboutir. Une médiation pourrait aujourd’hui permettre de revenir à la table des négociations et relancer un processus de paix pour résoudre le conflit israélo-palestinien ?

FB : Dans le conflit actuel, après la mort de 1 400 Israéliens dans des conditions absolument horribles, Israël voudra a minima l’éradication totale du Hamas, et il ne pourra pas y avoir de médiation dans ces conditions. Il faut bien avoir en tête qu’Israël a tiré les leçons du Liban en 2006 et fera tout pour limiter les pertes humaines, avec une campagne massive de frappes aériennes avant toute opération terrestre. Cela pourrait durer plusieurs mois, et une fois que les populations seront exténuées, il y aura peut-être une place pour une médiation quand les troupes israéliennes réoccuperont les ruines d’une bande de Gaza rasée à 75%. Contrairement aux batailles de Raqqa ou de Mossoul où les Occidentaux pouvaient s’appuyer sur des forces locales qui ont payé un lourd tribu contre l’Etat islamique, Israël ne bénéficiera pas d’une telle aide et ne pourra pas se permettre de perdre autant d’hommes qu’en ont perdu les peshmergas, l’armée irakienne ou les milices chiites. Il y aura donc probablement un recours d’autant plus important aux frappes aériennes avant de risquer leurs hommes à l’intérieur de Gaza.

 LJI : On comprend mieux avec ces différents éléments pourquoi l’opération terrestre israélienne tant annoncée ne s’est pas encore matérialisée. Alors que les affrontements en Cisjordanie se multiplient depuis deux ans, on constate aujourd’hui que l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas est complètement décrédibilisée. Risque-t-on de voir un embrasement se propager en Cisjordanie ?

FB : Selon moi, la riposte israélienne vis-à-vis de la bande de Gaza va être tellement dure qu’elle va faire jurisprudence à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie. Certes, il y a de la compassion, mais ils ne veulent pas voir Ramallah ou Jéricho rasées. Par ailleurs, si Israël parvient à ses fins à Gaza en détruisant le Hamas et en expulsant la population, cela pourrait ouvrir des possibilités de négociations avec les Palestiniens de Cisjordanie. On ne peut plus se contenter de « gérer le conflit » pour éviter l’explosion, en accordant des aides financières qui finissent dans les poches de responsables corrompus, ou d’aller « tondre la pelouse à Gaza tous les cinq ans » comme disent les responsables israéliens.

Avec les attaques du 7 octobre, les Israéliens ont compris qu’ils se trouvaient face à une menace existentielle et que sans rééquilibrage du rapport de force en leur faveur, ils pourraient disparaître. La réputation d’invincibilité d’Israël a été mise à mal, et ses ennemis se permettent désormais ce que le Hamas s’est permis le 7 octobre. Pour restaurer une posture suffisamment dissuasive, les Israéliens vont se montrer impitoyables à l’égard du Hamas et de Gaza, et c’est aussi le signal envoyé au Hezbollah : s’il attaque, la moitié du Liban sera détruite. Pour l’heure, l’armée israélienne tient les territoires d’une poigne de fer, avec déjà plusieurs dizaines de morts côté palestinien. Il peut toujours y avoir un débordement mais les Israéliens vont certainement tenter de briser, cette fois-ci définitivement, les velléités de résistance armée, avant toute négociation d’un accord avec ceux des Palestiniens qui seraient prêts à coopérer.