A l’heure où on s’interroge sur le projet politique pour la Syrie d’Abou Mohammed al-Jolani, le chef d’Hayat Tahrir al-Sham, qui vient de s’emparer du pouvoir à Damas, il convient de revenir sur sa fausse rupture avec al-Qaïda, comme je l’explique dans Les Leçons de la crise syrienne
Le Front al-Nosra (devenu Hayat Tahrir al-Sham) représente un parfait exemple de cette hégémonie progressive des groupes islamistes sur la rébellion. Dès 2012, sa présence est avérée sur tous les fronts. Ses combattants sont appréciés pour leur efficacité et surtout les kamikazes qui ouvrent des brèches dans les défenses ennemies et sèment la terreur dans leurs rangs. De force d’appoint, il est devenu rapidement le leader des coalitions. Le conflit interne qui aboutit à sa séparation d’avec Daesh, durant l’automne 2013 et l’hiver 2014, limita provisoirement son activité, mais dès l’hiver 2015 il remporte un franc succès à Idleb. La coalition Jaysh al-Fatah qu’il a créée avec un ensemble hétéroclite de groupes jihadistes et islamistes, tels que Ahrar al-Sham, s’empare des villes d’Idleb, Ariha et Jeser al-Choghur. Toute la province d’Idleb échappe donc au contrôle du régime. C’est désormais la zone gouvernementale d’Alep-Ouest qui est menacée. Cependant, le Front al-Nosra sursoit à une offensive contre la métropole du Nord et préfère capitaliser sur ses succès dans cette région pour dominer l’insurrection en forçant ses anciens alliés à se soumettre à sa stratégie.L’intervention directe de la Russie, en septembre 2015, modifie l’équilibre des forces au profit de l’armée loyaliste dans le Nord-Ouest. Au printemps 2016, les rebelles sont désormais quasi assiégés dans Alep-Ouest. Le Front al-Nosra s’efforce de reconstruire une coalition avec le soutien de la Turquie et des pays du Golfe. Mais ses liens avec al-Qaïda posent un sérieux problème, car les États-Unis imposent sans ambages à leurs alliés de ne plus financer les groupes jihadistes. Le 28 juillet, Abou Mohammed al-Jolani annonce que la nouvelle entité, Jabhat Fatah al-Sham (le Front de Libération du Levant), qui succède au Front al-Nosra, n’a pas renouvelé son allégeance à al-Qaïda. En fait, il ne s’agit que d’une manœuvre tactique, prise d’un commun accord avec Ayman al-Zawayri. On se souvient que l’appartenance du groupe à l’organisation terroriste internationale avait déjà été dissimulée, pour le rendre plus politiquement correct auprès des bailleurs de fonds de l’opposition syrienne. Créé en décembre 2011, ce n’est que le 10 avril 2013 que le chef d’al-Qaïda a révélé leur proximité. Cela obligea notamment la France à le placer sur la liste des organisations terroristes, six mois après les États-Unis.
Le discours du fondateur du Front al-Nosra, annonçant « la rupture » avec al-Qaïda, en juillet 2016, est très nuancé. Il ne dit jamais explicitement rompre ses liens avec elle . Après en avoir fait l’éloge dans la première partie de son allocution, Abou Mohammed al-Jolani finit par dévoiler la création du nouveau mouvement, précisant qu’il ne possédait aucune affiliation avec une structure externe, sous-entendu al-Qaïda. De la même façon Ayman al-Zawahiri, répond à cette déclaration d’une façon tout aussi ambiguë : « Vous pouvez sacrifier sans hésitation les liens organisationnels si cela met en danger votre unité », mais cela ne signifie pas que les relations entre les deux entités ont disparu. L’idéologie salafiste radicale et les méthodes terroristes du groupe ne changent pas. Les lieutenants d’Ayman al-Zawahiri, qui aident Abou Mohammed al-Jolani à construire un émirat islamique en Syrie du nord, n’ont pas été expulsés. Nous nous trouvons donc face à un exemple de dissimulation (taqya) fréquente au sein des mouvements terroristes, à titre individuel ou collectif.
La « rupture » prétendue avec al-Qaïda permet au Front al-Nosra d’élargir son assise. En janvier 2017, lorsqu’il devient Hayat Tahrir al-Sham (Mouvement de Libération du Levant), il en a profité pour intégrer dans ses rangs différents groupes rebelles : Harakat Nour al-Din al-Zinkil (le Mouvement Nour al-Din al-Zinkil ), Jabhat Ansar al-Din (le Front des Compagnons de la Religion), Liwa al-Haqq (la Brigade du Vrai) et Jaysh al-Sunna (l’Armée de la Sunna). Cependant, Ahrar al-Sham, son principal allié au sein de Jaysh al Fatah, refuse d’être incorporé dans la nouvelle organisation. Cela provoqua la défection de nombreux régiments qui rejoignirent Hayat Tahrir al-Sham. Ahrar al-Sham affaibli tenta de créer une coalition avec différentes factions opposées à l’hégémonie de HTS, mais sans succès. Durant l’hiver 2020, les rescapés n’eurent d’autre solution que de se réfugier dans la zone directement contrôlée par la Turquie, au Nord-Ouest, et s’engagèrent dans l’ « Armée nationale syrienne », la milice de supplétifs syriens à la solde d’Ankara.
La stratégie de HTS pour s’emparer de la région d’Idleb était extrêmement élaborée. Dans un premier temps son emprise idéologique reste discrète pour ne pas déclencher l’hostilité de la population locale. Dans le sud et l’est de la province, il se contente d’occuper les anciennes bases militaires qu’il a conquises dans le passé, telle qu’Abou Zuhour. Enfin, il conserve des fiefs, à proximité d’Alep (la banlieue nord-ouest) et de Hama (Khan Shaykhun), depuis lesquels il pense avoir des opportunités d’expansion contre le régime. HTS ne cherche pas la continuité territoriale, mais le contrôle de points stratégiques à partir desquels il peut lancer des raids. Sa présence dans l’ensemble de la province oblige les factions locales à lui prêter allégeances, car il a la capacité de frapper n’importe où. Il peut ainsi mobiliser des milliers de combattants supplémentaires en tant que supplétifs : ce fut le cas dans l’offensive contre la ville d’Idleb dans l’hiver 2015, Alep durant l’été 2016 et Hama au printemps 2017.
La zone frontalière avec la Turquie est le principal fief d’HTS, de Jeser al-Choghur jusqu’à Bab al-Hawa. Il y exerce un contrôle sans partage des villes et campagnes, qui est vital pour asseoir son pouvoir sur la province et vassaliser celles-ci. Car, il devient alors beaucoup plus malaisé pour les autres factions de se fournir en armes et munitions, ce qui va conduire à leur inexorable affaiblissement. Ce contrôle assure à HTS le monopole de la contrebande avec la Turquie et de l’aide humanitaire internationale. Or, elle est indispensable pour subvenir aux besoins des deux millions et demi d’habitants de la région d’Idleb, dont une moitié de déplacés internes. En juin 2017, 86 comités locaux (récipiendaires de l’aide) sur 156 étaient liés à HTS. Deux mois plus tard, HTS décida de placer l’ensemble sous son contrôle. Il proclama ensuite le « Gouvernement du Salut » en novembre 2017 à Idleb. Ce dernier exerce son emprise sur la population grâce à l’assistance internationale qui transite par Bab al-Hawa. Abou Mohammed al-Jolani n’hésite pas à recevoir les journalistes étrangers et même des chercheurs pour soigner sa communication en Occident. Il souhaite démontrer qu’Idleb est une zone libre et stable et libre. En réalité, il s’agit d’un émirat islamique où règne la charia. Aucune opposition à son pouvoir autocratique n’est tolérée. La police des mœurs règne, obligeant les femmes à porter une tenue islamique, interdisant la musique, la consommation d’alcool et autres manifestations de la Jâhilîya (l’époque pré-islamique considérée comme un « état de barbarie »). Mais à la différence de Daesh, il ne pratique pas l’esclavage sexuel ni les exécutions en public, et surtout il a renoncé au Jihad global, ce qui le rend moins menaçant aux yeux de l’Occident. Cependant, des centaines de jihadistes européens, dont une centaine de Français, faisant de la région d’Idleb « une base opérationnelle pour le djihad transnational. Des responsables américains ont même décrit cette région comme le plus vaste sanctuaire au monde d’al-Qaïda » .
Extrait de Fabrice Balanche, Leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, mars 2024