ENTRETIEN – À l’occasion de la fin du mandat du président Aoun qui pourrait déboucher sur une vacance du pouvoir, le géographe décrypte le lien structurant entre pouvoir politique et communautarisme au Liban, et craint à l’avenir «des guerres d’enclaves».
Les députés du Parlement libanais ont échoué pour la quatrième fois lundi 24 octobre à élire un nouveau président de la République qui succéderait à Michel Aoun, dont le mandat se termine à la fin du mois d’octobre. Dans une arène politique minée par les divergences entre le Hezbollah pro-iranien et ses opposants, le consensus semble laborieux, voire impossible à trouver avant l’échéance dite. Les conséquences d’un vide politique prolongé seraient pourtant dévastatrices.
LE FIGARO. – Pourquoi la classe politique libanaise est-elle incapable de trouver un accord pour choisir un successeur à Michel Aoun ?
Fabrice BALANCHE. – Il y a actuellement un combat de coq au sein de la communauté maronite, car selon la constitution, le président doit être issu de cette communauté. Plusieurs leaders ambitionnent de le devenir parmi lesquels Michel Moawad, le fils de l’ancien président assassiné à Beyrouth en 1989, le pro-syrien Sleiman Frangié, dont le père a été tué en 1978 par les Forces libanaises de Samir Geagea, et ce dernier, qui rêve aujourd’hui et depuis longtemps de devenir président. N’oublions pas aussi Gebran Bassil, le gendre peu populaire de Michel Aoun, favorable comme son beau-père à une alliance avec le Hezbollah. Car en toile de fond, ces luttes de personnes s’inscrivent dans une lutte politique entre deux blocs : la coalition alliée au Hezbollah (avec les partisans de Michel Aoun), très divisée, et en face ceux qui s’y opposent (essentiellement les Forces libanaises depuis la retraite d’Hariri, dernier grand leader sunnite). Mais le candidat anti-Hezbollah, Michel Moawad, n’a reçu que 39 voix sur les 128 au dernier vote du 24 octobre, trois voix de moins que le précédent vote, et très loin de la majorité.
Au-delà de cette tambouille interne, il y a bien sûr les oppositions géopolitiques régionales qui influent fortement. L’Iran milite pour son parti chiite, quand l’Arabie saoudite et les États-Unis s’y opposent. Et aucune décision ne sera prise tant que ces trois puissances n’auront pas trouvé un consensus. L’Iran est capable de bloquer la présidentielle libanaise – comme elle l’a fait en Irak durant un an – jusqu’à obtenir ce qu’elle veut. Je ne cite pas la France car, malheureusement, depuis une bonne quinzaine d’années, elle n’a plus beaucoup d’influence, malgré la tentative d’Emmanuel Macron de trouver un consensus politique autour d’un gouvernement de technocrates après l’explosion au port de Beyrouth. Ce fut un échec, les caciques libanais l’ont envoyé paître.
Le communautarisme de la société libanaise peut-il expliquer à lui seul l’impasse politique actuelle ?
Le communautarisme est structurant de la politique libanaise puisque chaque communauté a un nombre de députés fixes au Parlement, et que la répartition des portefeuilles ministériels se réfère à cet équilibre. Ajoutons que tous les partis politiques sont communautaires à l’exception de quelques petits partis peu significatifs et défendent les intérêts de leur communauté.
Surtout, le communautarisme ne se limite pas à la question confessionnelle. On le retrouve à l’échelle des tribus et des clans où le lien de sang compte. Et c’est un phénomène qui s’accélère, car les institutions publiques n’existent plus, l’État est affaibli et donc seuls les réseaux communautaires subsistent. En temps de crise économique – pour l’instant ce n’est pas la guerre —, la protection physique est assurée par la communauté.
Dans votre livre, vous insistez sur la manipulation de la problématique communautaire par les partis politiques comme un instrument social et politique. N’est-ce pas très pessimiste au regard des revendications des manifestations depuis 2019 ?
C’est toute la problématique de notre interprétation de ces manifestations depuis l’Occident, que ça soit celles en Syrie avant la guerre civile en 2011, ou au Liban en 2019. La plupart des observateurs projettent une vision très occidentale du mouvement social. Beaucoup ne vont pas sur le terrain, ne discutent pas avec les gens, ne comprennent pas vraiment. Les chercheurs sont aussi parfois militants, et ne voient pas le Proche-Orient tel qu’il est, mais tel qu’ils voudraient qu’il soit. Bien sûr, on rêve tous d’un Liban où le communautarisme aurait disparu au profit d’une citoyenneté laïque. On est très loin de là.
Dans l’état de déliquescence où se trouvent le Liban, la Syrie ou l’Irak, on ne peut pas survivre sans sa famille et sans son clan pour obtenir un travail. On ne peut compter que sur des solidarités communautaires, ou parfois sur des espèces sonnantes et trébuchantes : la corruption. Et même cette corruption reste plus efficace au sein de la communauté. On est aussi dans des sociétés endogames où l’on se marie dans son clan et sa religion. Je ne parle pas des gens riches que l’on retrouve à l’université américaine ou à l’université Saint-Joseph à Beyrouth. Eux peuvent s’émanciper des solidarités communautaires. Malheureusement c’est à eux que l’on tend le micro, eux qui ont déjà des visas dans la poche.
Aujourd’hui, la majorité des activistes des manifestations de 2019 sont partis ou ont été récupérés par les partis politiques traditionnels. Le petit groupe de députés Thaoura (Révolution) élu aux dernières élections s’effrite petit à petit. Je suis pessimiste oui, car je ne vois pas émerger une citoyenneté non communautaire, c’est une réalité. Il faut lire pour comprendre Le Rocher de Tanios d’Amin Maalouf dans lequel le personnage principal, au XIXe siècle, tente de vivre dans un Liban non communautaire mais se sauve finalement dans la Montagne, car la guerre éclate entre chrétiens et musulmans. Rien a changé.
Quel regard peut apporter le géographe sur la crise libanaise actuelle ?
Le géographe peut lire le politique dans l’organisation du territoire à travers le concret. Il voit que les villes sont divisées en quartiers communautaires, que les investissements de l’État passent par des canaux communautaires, par exemple pour la construction des réseaux routiers ou les promotions administratives. Il voit comment les différentes diasporas libanaises entretiennent le communautarisme par leurs transferts financiers. Il voit qu’il n’y a aujourd’hui plus aucune place pour un espace public non communautaire. À partir de cette connaissance concrète du terrain, on a donc une vision réelle du fonctionnement de la société et du pouvoir politique, qui est très opaque au Liban.
Le grand géographe Claude Raffestin répétait souvent que le pouvoir ne pouvait se comprendre qu’en étudiant le territoire, car le pouvoir y projette ses pratiques politiques. Un autre exemple est celui du découpage administratif. En Syrie par exemple, les cartes des différentes communautés suivent exactement les lignes administratives alors même qu’on est dans un pays laïc. Au Liban, l’organisation politique et sociale repose sur des lignes communautaires.
Dans la conclusion de votre livre, vous évoquez le Proche-Orient comme un «miroir»…
Le Proche-Orient est un laboratoire car il nous aide à comprendre la France. Après mon long séjour en Syrie et au Liban, je suis revenu en France et la situation m’a rappelé ce que j’avais vu au quotidien dans ces pays. On a dit en France qu’avec une politique sociale de la ville, on pouvait casser le communautarisme. C’est faux, il nous faut une politique culturelle si l’on veut aller plus loin, et briser le communautarisme. Mais pour cela, il faut déjà être conscient des mutations profondes que vit notre société.
Les maires et les collectivités locales commencent à le comprendre et la prise de conscience s’accélère. Mais il y a urgence car le territoire s’homogénéise et au niveau local, cette homogénéisation produit des représentants politiques communautaristes. Il faut à tout prix éviter d’arriver à une situation néo-libanaise car on peut déboucher sur des guerres d’enclaves, une forme localisée et amoindrie de guerre civile, mais aux conséquences tout aussi tragiques qu’au Liban.