Le vendredi 12 janvier 2024, j’ai participé à l’émission « Demain à la Une » de France 24 à propos du procès intenté à Lafarge par diverses ONG dont SHERPA et l’ECCHR qui sont intervenues longuement dans le débat.
Lafarge est accusée d’avoir financé le terrorisme en Syrie. Certes, Lafarge a plaidé coupable dans le même type de procès aux États-Unis, mais parce que cela lui a permis d’arrêter la procédure américaine moyennant une peine de 778 millions de $. La société Holcim qui a intégré le groupe Lafarge a tout simplement considéré que cela lui coûterait moins cher de s’acquitter de l’amende plutôt que de dépenser des fortunes en frais d’avocats et de communication pour restaurer son image. En France, la justice n’accepte pas ce type d’arrangement et la bataille judiciaire se poursuit alors que cela fait désormais près de dix ans que Lafarge a arrêté ses activités en Syrie. Revenons donc sur le contexte de l’affaire que le public a largement oublié.
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1-La cimenterie entre en activité en 2010
Lafarge hérite d’un projet de cimenterie situé à une cinquantaine de kilomètres au nord de Raqqa en 2008, lorsque le groupe français achète l’égyptien ORASCOM. En 2010 la production démarre. Elle se trouve dans une zone kurde, à la limite du peuplement arabe. Les ouvriers sont recrutés dans un rayon d’une centaine de kilomètres parmi les populations kurde et arabe de la région. Les employés qualifiés viennent de Manbej (à une heure de route à l’ouest). L’encadrement est recruté à Alep et Damas. Les cadres résident sur place durant les jours de travail, mais leurs familles ne les accompagnent pas, car nous sommes dans un territoire vraiment très sous-développé. Il en est de même pour le personnel expatrié.
2-La cimenterie est sous contrôle des milices kurdes
La révolte débute en mars 2011, la région est assez épargnée jusqu’au printemps 2012 où des groupes rebelles commencent à prendre le contrôle des alentours. En juillet 2012, l’armée syrienne évacue les campagnes et les petites villes du nord de la Syrie. La cimenterie et les villages voisins se retrouvent sous la protection de la milice kurde des YPG, qui deviendront les Forces Démocratiques Syriennes en 2015, soutenues par les Occidentaux dans la guerre contre Daech à partir de septembre 2014. Manbej passe sous le contrôle de divers groupes de l’Armée Syrienne Libre, Raqqa plus au sud, est prise par une coalition rebelle dominée par le Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaida, en mars 2013. Après un conflit interne à la mouvance jihadiste, Daech expulse les autres factions de Raqqa en janvier 2014.
3-Le chaos règne dans le bassin de recrutement de l’entreprise
La situation dans le bassin de recrutement des travailleurs de la cimenterie est donc extrêmement confuse. En revanche l’usine elle-même restera jusqu’à la cessation de l’activité fin août 2014 sous contrôle kurde. Les employés arabes doivent passer des check-points tenus par différentes milices pour se rendre à leur poste. Certaines en profitent pour prélever des taxes informelles sur les voyageurs. Les employés de Lafarge sont des cibles privilégiées, car les rebelles, jihadistes ou non, savent qu’ils peuvent exercer du chantage sur une riche société étrangère en menaçant de les exécuter. Les histoires d’enlèvement moyennant rançon étaient monnaie courante dans toute la Syrie durant cette période chaotique.
4-Le Quai d’Orsay a incité Lafarge à rester en Syrie
Lafarge est restée en Syrie car la cimenterie était dans un territoire protégé par les Kurdes et donc sûre, mais également parce que le Quai d’Orsay a officieusement encouragé Lafarge à demeurer sur place. Il fallait montrer que les zones libérées du régime étaient fiables, que l’Armée Syrienne Libre était capable de gérer le pays et que les jihadistes ne constituaient pas une menace. Par ailleurs, Laurent Fabius ne cessait de rappeler que le régime d’Assad allait tomber, ce n’était qu’une question de semaines voire de mois. Une nouvelle gouvernance se mettait en place dans les territoires qui échappaient à Assad. Le fait que Lafarge arrête son activité en Syrie aurait été un désaveu du ministre des Affaires étrangères. Bien sûr, rien de tout cela n’a fait l’objet de notes écrites. Enfin, il faut ajouter que la DGSE était heureuse d’obtenir des informations sur la situation dans le Nord de la Syrie, via la sécurité de l’usine Lafarge, comme le montre parfaitement le documentaire La multinationale, Daesh et les espions, par Guillaume Dasquié et Nicolas Jaillard.
5-Bachar al-Assad devait tomber
Lafarge ne voulait pas abandonner une usine qu’il venait d’inaugurer et qui avait coûté 600 millions d’euros. Elle était dotée d’un four qui permettait de fabriquer le ciment directement à partir de la matière première. Le fait de la mettre à l’arrêt pour une durée indéterminée compromettait son redémarrage par la suite et surtout risquait d’entraîner son pillage. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit après l’offensive de Daech en septembre 2014, où tout ce qui avait un peu de valeur (ordinateurs, mobiliers, cuivre, fer, etc.) a disparu.
De 2012 à 2014, on n’imaginait pas qu’Assad puisse rester au pouvoir. Sa fin semblait proche et par conséquent il fallait avoir un peu de patience. Il est important remettre dans l’ambiance de cette période incertaine ou plutôt durant laquelle la plupart des analystes voyaient le régime tomber et une aube démocratique et prospère se lever sur la Syrie, en particulier au Quai d’Orsay.
6-La cimenterie était un gouffre financier
Contrairement à ce qu’affirment les ONG dans l’émission, Lafarge n’a pas gagné d’argent durant cette période. Le marché de la construction était atone pendant la guerre civile et la pénurie d’énergie renchérissait le coût de la production du ciment.
7-Ni les entreprises ni les ONG ne peuvent évacuer le personnel local
SHERPA et l’ECCHR reprochent à Lafarge de ne pas avoir évacué les travailleurs syriens alors que les expatriés avaient quitté la Syrie en 2012. D’une part, aucune entreprise internationale ne possède l’obligation d’exfiltrer ses employés sous contrat local. D’autre part, même si elle l’avait voulu, il fallait pour cela des visas pour les employés et leur famille. Je doute que l’ambassade de France à Beyrouth ou Ankara (l’ambassade de France à Damas était fermée depuis le printemps 2012) ait accepté de donner plusieurs milliers de visas pour le personnel syrien de Lafarge et ensuite leur accorder le statut de réfugiés en France.
Les ONG qui se trouvent dans des terrains de guerre comme la Syrie sont souvent obligées d’exfiltrer leur personnel expatrié, mais les locaux ne font jamais partie du convoi. Là encore, il faudrait des visas pour les employés et leur famille, puis une prise en charge à l’étranger sur la longue durée par l’ONG de son ancien personnel, ce qui n’est pas possible. Or, SHERPA n’a jamais fait de procès à MSF, Handicap international ou autre lorsque cela arrive. J’en ai été moi-même témoin en Syrie en octobre 2019, quand la Turquie a lancé une offensive contre les Kurdes dans le Nord-Est syrien.
Les représentations diplomatiques exfiltrent-elles leur personnel local en cas d’évacuation ? À ma connaissance lorsque l’ambassade de France en Syrie a fermé ainsi que l’institut français et l’école française, les employés syriens n’ont pas été évacués en France ni ailleurs.
Conclusion : l’erreur de Lafarge fut d’investir en Syrie
C’est donc un mauvais procès que certaines ONG font à Lafarge. Elles sont déconnectées des réalités du terrain et jouent sur les sentiments anticapitalistes d’une partie de l’opinion. Pour eux, une entreprise comme Lafarge est forcément malfaisante. SHERPA et ECCHR trouveront toujours des ex-employés en Europe, en Irak ou en Turquie pour témoigner à charge contre Lafarge (devenu Holcim) en leur faisant miroiter des centaines de milliers d’euros de dommages et intérêts. Ceux qui demeurent au Moyen-Orient et qui aspirent à s’installer en Europe rêveront d’obtenir un visa de réfugier.
L’erreur de Lafarge est d’avoir cru ceux qui l’incitaient à rester en Syrie durant la guerre civile. Ce sont les mêmes d’ailleurs qui lui ont conseillé d’investir en Syrie, un pays stable et plein d’avenir, lors de la lune de miel entre Nicolas Sarkozy et Bachar al-Assad.