Article paru dans L’Orient le Jour, le 24 avril 2024, par Jeanine Jalkh
Maître de conférences à l’Université Lyon II et spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche répond aux questions de « L’Orient-Le Jour » sur les migrants syriens au Liban et les problèmes démographiques que risque de susciter leur présence massive. Un sujet qu’il a abondamment évoqué dans son dernier livre intitulé « Les leçons de la crise syrienne », publié chez Odile Jacob en mars 2024.
Quels sont selon vous, les obstacles, du côté de Damas, à un retour des réfugiés syriens ?
Il faut faire la distinction entre les migrants économiques et les réfugiés politiques. Pour les premiers, qui continuent à affluer au Liban, le principal obstacle à leur retour est la situation catastrophique du pays. Or, je ne vois pas comment l’économie syrienne peut se redresser : pénurie d’électricité, de carburant, départ des entrepreneurs et des personnes les plus qualifiées, retour d’un contrôle étroit du pouvoir sur l’économie. Un homme d’affaires syrien qui travaille aujourd’hui comme promoteur immobilier me disait récemment qu’il faudrait être fou pour se lancer dans le commerce ou l’industrie aujourd’hui. Il y a bien sûr les sanctions internationales, mais elles ne sont pas la première cause du marasme. En ce qui concerne les réfugiés politiques, c’est-à-dire ceux qui étaient dans la rébellion ou tout simplement ceux qui habitaient des quartiers ou des localités qui se sont révoltés, le retour est tout simplement impossible. Même si Bachar el-Assad promulgue une amnistie, ils n’auront pas confiance. Par ailleurs, ils peuvent être arrêtés par les services de renseignements à n’importe quelle occasion et croupir en prison jusqu’à ce qu’ils aient payé une rançon. Il y a des exemples qui illustrent ce phénomène. Enfin, il y a la question de la loi du talion, le premier père de famille qui revient chez lui alors qu’un membre de sa famille a tué une personne peut être victime d’une vendetta. Cela concerne des centaines de milliers de personnes également. Toujours au niveau local, ceux qui se sont emparés des biens de ceux qui sont partis ne veulent pas qu’ils rentrent et sont capables de les éliminer ou de leur coller un rapport à la police.
Quid du régime Assad ?
Bachar el-Assad ne veut pas du retour de l’immense majorité des migrants syriens, ni en provenance du Liban ni d’ailleurs. La première raison est politico-communautaire : 7 millions d’Arabes sunnites de retour remettraient en cause l’équilibre entre les minorités et les sunnites dans la zone qu’il contrôle (11 millions d’habitants). Beaucoup de ceux qui sont partis sont des opposants, il n’est donc pas question de les réintégrer. Il faut leur faire payer le prix de l’exil, cela dissuadera ceux qui auraient de nouveau envie de se révolter en Syrie. N’oublions pas qu’il y a 4 millions d’Arabes et de Turkmènes sunnites dans le Nord-Ouest, dont il voudrait bien se débarrasser également, mais la Turquie s’y oppose et il y a donc une nouvelle bande de Gaza. Quant aux 2,5 millions d’habitants du Nord-Est (dont seulement un million de Kurdes), une bonne partie d’entre eux sera aussi poussée vers la sortie. Heureusement pour le Liban, ces territoires sont frontaliers de l’Irak et de la Turquie.
Ensuite, il y a une raison économique. La Syrie n’est pas en mesure de supporter le retour de ces millions de personnes. Leur maintien à l’extérieur est une ressource qui permet au régime de survivre : le million de réfugiés en Europe envoie chaque année 2 à 3 milliards d’euros en Syrie. Ceux qui sont au Liban, en Jordanie, en Irak et en Turquie contribuent eux aussi modestement à la survie de la Syrie.
Que doit faire le Liban pour parvenir à une solution concertée avec Damas ?
La première chose est de fermer la frontière aux nouveaux arrivants, sinon ils vont continuer à affluer en masse. Mais malheureusement pour le Liban, Assad ne veut pas du retour des réfugiés. À terme, on peut même imaginer que Damas espère tirer profit de cette submersion migratoire au Liban pour en prendre le contrôle un jour.
L’Union européenne est-elle également un obstacle à ce retour ?
L’UE ne veut pas que les réfugiés politiques soient obligés de rentrer en Syrie et se retrouvent en prison, c’est clair. Mais comment faire la distinction ? Tous les Syriens au Liban peuvent prétendre qu’ils ont des problèmes avec le régime pour rester, y compris ceux qui sont allés voter en masse à l’ambassade de Syrie à Beyrouth lors de la dernière présidentielle. Il faut bien montrer sa loyauté si on veut traverser la frontière sans problème. Si le Liban décidait de renvoyer manu militari des centaines de milliers de Syriens, l’UE réduirait son aide financière au pays. Mais de toute façon, le Liban a-t-il les moyens militaires pour renvoyer les Syriens et empêcher leur retour la semaine suivante ? Cela ne rend guère optimiste pour l’avenir du Liban. Cette masse de réfugiés syriens, après plus de 10 ans de guerre chez eux, font souche et reproduisent le syndrome palestinien en pire puisqu’ils ne sont pas dans des camps bien identifiés mais partout dans le pays. Leur croissance démographique fait craindre qu’ils deviennent majoritaires au Liban d’ici à 20 ans, surtout si les Libanais continuent à partir de la sorte.