Entretien paru dans le Figaro, le 6 décembre 2024
ENTRETIEN – Pour l’universitaire, le régime syrien, déjà fortement affaibli par la pauvreté et la perte du sentiment national, pourrait chuter pour de bon face à l’offensive du HTS, laissant le pays plus divisé que jamais aux mains de nouveaux djihadistes.
Des rebelles, menés par des islamistes de Hayat Tahrir Al-Sham (HTS), ont lancé le 27 novembre une offensive surprise à partir de leur bastion d’Idleb. En moins d’une semaine, leur avancée fulgurante a infligé un sérieux revers au gouvernement du président Bachar al-Assad dont l’armée est pour l’instant incapable d’enrayer la progression. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) fait état vendredi de frappes aériennes sur un pont stratégique entre Hama et Homs, et les troupes du gouvernement se sont retirés de la région de Deir Ezzor.
LE FIGARO. – Les rebelles sont désormais à moins de 200 km de Damas. Les jours de Bachar sont-ils comptés ?
Fabrice BALANCHE. – Tout dépendra de la bataille de Homs. Si les forces du régime arrivent à bloquer les djihadistes et à les empêcher de prendre cette ville clé, avec le renfort de l’aviation russe, des milices irakiennes qui sont en mouvement au Nord-Ouest et du Hezbollah, ils peuvent peut-être sauver Damas. Mais si Homs est emporté comme Alep et Hama, c’en sera terminé. Les hommes du HTS fonceront sur Damas et emporteront la ville. Ce sera la panique au sein du régime, qui fuira vers le Liban, dans la plaine de la Bekaa.
L’on pourrait donc assister aux derniers jours de Bachar al-Assad, 15 ans après les printemps arabe ?
Le HTS a en tout cas cette volonté (le chef des rebelles islamistes en Syrie a affirmé sur CNN que l’«objectif» était de «renverser» le régime du président Bachar al-Assad, NDLR). Il bénéficie du soutien de la Turquie, et au moins de la neutralité bienveillante des États-Unis et d’Israël – si ce n’est plus, on n’en sait rien. Voilà un an que les Israéliens bombardaient la logistique iranienne en Syrie pour empêcher le Hezbollah de reconstituer ses stocks de missiles – car tout transite par là. Ils étaient forcément au courant de ce qu’il se tramait.
La progression des rebelles se fait presque sans résistance de la part de l’armée syrienne.
Le régime était-il déjà exsangue ?
En effet, les villes d’Alep, de Hama, de Salamyeh, se sont rendues presque sans combattre. La ville chrétienne de Mehardeh, au nord-ouest de Hama, est tombée elle aussi après que la quasi-totalité de la population a fui. Parce que l’armée syrienne se révèle incapable de les protéger ! Cette armée n’a plus envie de se battre. C’est une armée clochardisée, où les soldats gagnent 10 à 15 dollars par mois. Qui veut mourir pour cette somme ? Surtout pour défendre des villes sunnites, alors que vous êtes alaouite ou druze… ces minorités veulent bien se battre, mais pour protéger leurs territoires, pas pour défendre des villes qui ne sont pas les leurs.
Les Alaouites sont les seuls sur lesquels Bachar al-Assad peut véritablement compter (la plupart des membres du clan du président syrien sont issus de cette minorité, NDLR) mais ils sont fatigués de se battre. Depuis 2011, ils ont tous perdu un père, un frère, un fils. Il y a un ras-le-bol. Ils pensaient être gagnants, avoir repris l’essentiel du pays avec l’appui des Russes et des Iraniens, mais le pays, au lieu de se reconstruire, n’a fait que s’enfoncer dans la misère. Les vainqueurs vivent dans cette misère, alors que les perdants, ceux qui ont fui en Europe, s’en sortent. Ils voient qu’il n’y a guère d’espoir avec Assad. Ces derniers jours, les Alaouites partent en masse sur la côte, dans la région de Lattaquié, leur fief, où ils espèrent être protégés par des milices locales.
La Russie ne viendra-t-elle pas au secours du régime qu’elle a toujours soutenu ?
En a-t-elle les moyens ? Même en fournissant 10, 30 ou 50 avions, est-ce suffisant pour redresser la situation? Les Russes ne veulent pas de débâcle ni de bourbier, comme on en a vu en Afghanistan. À se demander aussi si Poutine n’est pas lassé de cet encombrant partenaire… Le chef du Kremlin est furieux à l’égard d’Assad qui n’a été capable ni de gouverner un pays qu’il lui avait pourtant permis de reprendre, ni de négocier avec les Turcs et les Kurdes. Et puis, pour sauver quoi ? Il n’y a plus de nation syrienne, c’est chaque minorité pour soi. Quand les sunnites ne veulent plus du régime, et que les minorités ne pensent plus qu’à sauver leur peau dans leurs fiefs, même avec des avions, vous ne pouvez pas faire grand-chose.
Et les alliés régionaux du régime, se mobilisent-ils ?Pour l’instant, on n’a pas vu les milices irakiennes se précipiter au secours de l’allié syrien. Jeudi, les Irakiens ont envoyé 2000 hommes, mais ils ont été bombardés par l’armée israélienne. Dans l’Est, les États-Unis ont aidé les Forces démocratiques syriennes à reprendre des villages. Une pression est manifestement exercée pour éviter que les milices chiites se mêlent de la situation.
L’Iran a laissé entendre qu’il apporterait du matériel et des officiers militaires, mais vont-ils faire d’Idleb, Hama et Alep un tapis de bombe ?
Transformer la Syrie en un nouveau Gaza, alors qu’ils ont passé leur temps à condamner Israël pour cela, ne serait pas très fair-play. De ce fait, les Iraniens sont dans une situation complexe.
Si le régime brutal de Bachar al-Assad chutait pour de bon, pourrait-on parler de libération pour la Syrie ?
Les combattants qui mènent l’offensive ne sont pas de simples «rebelles», mais des djihadistes. Ou des rebelles islamistes radicaux, si vous préférez. Certainement pas des démocrates. Si vous parlez de libération de la Syrie, autant parler de celle de Raqqa par Daesh, ou de Kaboul par les talibans… Plus sérieusement, il ne faut pas se fier aux apparences. Ce groupe fait bonne figure parce que les Turcs leur ont recommandé de lisser leur image. Mais les populations locales, elles, ne sont pas dupes. Elles sont tétanisées et attendent de voir ce qu’il se passe. Les combats ont déjà fait 280.000 déplacés. S’il s’agissait de combattants tolérants et de confiance, les minorités ne fuiraient pas.
Les événements donnent-ils raison aux Occidentaux, qui, en 2011, voulaient faire tomber le régime syrien ?
Il y a 15 ans, quand on voulait renverser Assad, on pensait le faire en quelques semaines ou quelques mois. On espérait une révolution pacifiste, des rebelles modérés qui prendraient le pouvoir à Damas. Bachar al-Assad a finalement duré. Cette fois, il va peut-être tomber pour de bon, mais ce sont bien des djihadistes qu’on aura au pouvoir. On aura non pas un pays uni en voie de démocratisation, mais une résurgence de la guerre civile. La Syrie va exploser : les Kurdes vont se retrancher dans leur État, les Alaouites vont se barricader sur la côte, les Druzes dans leurs zones montagneuses du Sud, et les différentes factions djihadistes vont s’affronter – Daesh reste notamment actif dans le pays. Quelque chose qui ressemblera à la Libye ou au Yémen.