Entretien réalisé par Jean-Dominique Merchet, L’Opinion, 1 décembre 2024.
Géographe, spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche a récemment publié « Les leçons de la crise syrienne » (Odile Jacob) qui a obtenu le prix du livre géopolitique. De retour d’un séjour dans ce pays, il commente les événements en cours. Alep, la deuxième ville de Syrie, vient d’être reprise en quelques heures par les rebelles islamistes, qui en avaient été chassés en 2016.
Que se passe-t-il ? Les islamistes veulent reprendre le quart nord-est du pays, à partir de la poche d’Idlib, où ils avaient trouvé refuge.
Ils ont déjà pris Alep, la ville de Hama tombera sans doute à son tour. L’armée syrienne se sauve à toute vitesse. Les combattants islamistes de HTS (Hayat Tharir al-Sham) se répandent dans la zone sunnite : beaucoup d’entre eux rentrent chez eux, ils connaissent le terrain et y ont conservé des amis. On estime leur nombre à 50 000. Il y a aussi des combats localisés autour de Damas, mais les forces d’élite du régime sont concentrées dans la capitale et ce sera plus compliqué. Le régime va vraisemblablement tenter d’arrêter l’offensive entre Hama et Homs, au nord de Damas. De même, la région côtière, peuplée d’alaouites et où sont installées les bases militaires russes, ne devrait pas tomber entre les mains du HTS.
Cette offensive vous a-t-elle surpris ?
Pas vraiment. Cela fait plusieurs semaines qu’on l’imaginait et, d’ailleurs, le régime avait envoyé des renforts autour de la poche d’Idlib. Depuis deux ans, les chefs du HTS, comme al-Joulani, en rêvaient. Ils se sentaient à l’étroit dans la poche d’Idlib avec environ trois millions de personnes, dont beaucoup de déplacés, sur à peine 3000 km2 – un demi-département français. Ils se savaient en sursis, car depuis 2022, l’armée syrienne songeait à une offensive. Elle n’a pas eu lieu car les Russes sont occupés en Ukraine. Puis il y a eu le 7 octobre et la guerre entre Israël et le Hezbollah. Le Hezbollah, qui assurait la protection d’Alep, est retourné au Liban, ainsi que les milices chiites irakiennes, elles aussi rentrées au pays pour y faire de l’argent… L’ « axe de la résistance » iranien a été affaibli par les frappes israéliennes, y compris en Syrie.
Qui sont les combattants du HTS ?
Le HTS, c’est al-Qaïda. Certes, ceux qui s’appelaient alors le Front al-Norsa ont cessé de prêter allégeance à al-Qaïda en 2016, pour des raisons tactiques, parce qu’ils avaient besoin du soutien occidental contre le régime. Cela avait alors été accepté par al-Zawahri, le chef d’al-Qaïda. Maintenant, en Occident, on entend parler des « rebelles », parce qu’ils combattent le régime de Damas… C’est de la sémantique. Il y a pourtant un autre groupe à l’offensive, l’Armée nationale syrienne… Eux, sont de purs proxys de la Turquie, qui sont dans les zones contrôlées par l’armée turque. Ils ont en effet fait mouvement à partir d’al-Bab dans la direction d’Alep, mais ils ne sont pas dans cette ville. Ils se battent autant contre Assad que contre les Kurdes du FDS/YPG, même si on évoque la reprise du dialogue entre la Turquie et le PKK kurde. Dès le début de l’offensive, les Kurdes – alliés aux Occidentaux – sont parvenus à établir un corridor entre le quartier kurde d’Alep, Cheikh Maksoud, et les secteurs qu’ils contrôlent dans le Rojava (nord-est de la Syrie). [Le 2 décembre 2024, le corridor a été coupé et les FDS ont annoncé leur retrait d’Alep avec l’évacuation des centaines de milliers de civils]
Quel est le rôle de la Turquie ?
Bachar al-Assad a refusé le dialogue avec Erdogan, comme celui-ci le lui proposait, et exigé le départ des troupes turques de son pays. Le groupe HTS n’a pas pu agir sans, au moins, le feu vert des Turcs. Pour la Turquie, la poche d’Idlib est une bombe à retardement. Elle est frontalière de la Turquie et Ankara redoute un nouvel afflux massif de réfugiés sur son territoire, en cas d’attaque du régime de Bachar contre Idlib. En Turquie, la présence de plusieurs millions de réfugiés syriens est un enjeu de politique intérieure. Par ailleurs, on évoque la reprise du dialogue entre la Turquie et le PKK kurde.
Faut-il craindre que la Syrie replonge dans la guerre civile ?
L’armée syrienne est extrêmement fragilisée, démoralisée. Les hommes veulent bien se battre, mais uniquement pour protéger leurs propres territoires. Le non-redémarrage de l’économie a fragilisé le régime. Les soldats touchent 15 ou 20 dollars par mois… A l’étranger, certains pays s’inquiètent comme l’Allemagne, où vivent un million de réfugiés syriens. Si la guerre repartait, ils essaieront de faire venir leurs familles.