Article paru dans Diplomatie, n°127, Mai-Juin 2024, Diplomatie française une influence à reconstruire ?

Le 14 juillet 2010 fut fêté en grande pompe à Damas. L’ambassade de France grâce à de généreux mécènes, comme Firas Tlass, le partenaire local du cimentier Lafarge, célèbre dignement la prise de la Bastille et l’amitié franco-syrienne à la citadelle de Damas, privatisée pour l’occasion, devant un public nombreux. L’année suivante à quelques semaines près, le même ambassadeur de France vint apporter son soutien aux manifestants anti-régime à Hama. Les déclarations hostiles à l’encontre de Damas se multiplient de la part de Paris, réclamant le départ de Bachar al-Assad et une transition politique. En août 2012, Laurent Fabius affirma que « Bachar al-Assad ne mériterait pas d’être sur terre ». La France prend fait et cause pour la rébellion et lui fournit des armes, y compris aux islamistes, tant l’objectif de faire tomber le régime est prioritaire sur toute autre considération sécuritaire. Pour finir, Bachar al-Assad est demeuré au pouvoir, la Syrie est devenue un protectorat russo-iranien, notre ambassade est fermée depuis mars 2012 et aucun rétablissement des contacts n’est à l’ordre du jour. En revanche, d’autres États européens, tels que la Grèce et Chypre, ont réouvert leur représentation diplomatique. Quant aux États-Unis, ils ont toujours maintenu l’activité de leur ambassade à Damas et gardé un canal de discussion avec le régime.

A l’époque de l’étroite coopération

En 1996, Jacques Chirac, lors d’une tournée au Proche-Orient, avait été chaleureusement accueilli à Damas par Hafez al-Assad. La foule massée sur la route de l’aéroport acclamait les deux présidents, drapeaux français à la main, aux cris de « Chirac ibn (fils de) de Gaulle ». La guerre civile libanaise était terminée depuis six ans, l’armée syrienne occupait les deux tiers du pays, la France apportait un puissant soutien au Premier ministre Rafic Hariri, ami intime du dirigeant français. Les deux États avaient donc un intérêt stratégique à s’entendre pour favoriser la reconstruction du Liban, dont ils pourraient tirer des bénéfices mutuels, mais aussi dans le cadre du processus de paix israélo-palestinien et, ne l’oublions pas, des négociations entre Israël et la Syrie à propos du Golan. Une étroite coopération entre la France et la Syrie se met en place à la suite de cette visite. En juin 2000, Jacques Chirac sera le seul chef d’État occidental à assister aux obsèques du « Lion de Damas ». Il assure Bachar al-Assad du soutien de la France pour poursuivre la modernisation d’un pays, qui a du mal à sortir de plusieurs décennies d’économie dirigiste. La Syrie est en négociation avec Bruxelles, depuis 1996, pour rentrer dans la Politique de Voisinage européen et, dans ce cadre, elle bénéficie d’une manne financière destinée à accompagner la transition. Mais les relations franco-syriennes se dégradent, face à l’intransigeance de Bachar al-Assad, qui refuse notamment de desserrer son étau sur le Liban. Après le meurtre de Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre libanais, le 14 février 2005, dans un attentat qui lui est attribué, c’est la rupture totale entre les deux présidents.

Nicolas Sarkozy rêve de réussir là où précisément Jacques Chirac a échoué. Il veut renouer avec la Syrie et invite le dirigeant syrien au lancement de l’Union Pour la Méditerranée (UPM) à Paris, le 14 juillet 2008. Bachar al-Assad est trop heureux de ce début de réhabilitation après les accusations d’assassinat à l’encontre de Rafic Hariri. Le Président français prend le dossier syrien en mains propres et les visites amicales se multiplient. Les entreprises françaises sont encouragées à investir dans le pays le plus « stable » et « prometteur » de la région, selon le Quai d’Orsay. En janvier 2010, grâce à l’insistance de la France, les États-Unis envoient un nouvel ambassadeur à Damas et tournent eux aussi la page de l’exécution de Rafic Hariri. En 2010, Lafarge commence à produire du ciment dans le nord de la Syrie : un investissement de 680 millions d’euros. Air Liquide, Alstom, Crédit Agricole, Carrefour, les fromageries Bel, etc., se sont également installés. Cependant, la Syrie n’a toujours pas signé les accords de libre-échange avec Bruxelles, dans le cadre de la Politique de Voisinage. Mais les programmes d’ajustement financés par l’UE sont tout de même prolongés sur recommandation de l’Élysée.

2011 : le tournant de la relation franco-syrienne

En mars 2011, la France change radicalement d’attitude à l’égard de la Syrie. Il s’agit de ne pas passer à côté d’un nouvel épisode du Printemps arabe, comme en Tunisie et en Égypte. La France condamne la répression en Syrie et appuie l’opposition syrienne. L’ambassade de France est fermée en avril 2012 et Paris franchit un cap en apportant un soutien logistique à la rébellion. On est persuadé au Quai d’Orsay que le régime n’en a plus que pour quelques jours en juillet 2012, puis on repousse l’échéance à Noël de la même année[1]. Aux côtés de l’émir du Qatar, Laurent Fabius (ministre des Affaires étrangères de mai 2012 à février 2016) est le fer de lance de la croisade anti-Assad. La Coalition Nationale Syrienne a ses entrées au Quai d’Orsay. Paris, galvanisé par le succès de son intervention militaire en Libye, veut se lancer dans une aventure semblable en Syrie, car on s’aperçoit en définitive que le régime est plus solide qu’on ne l’avait imaginé. Laurent Fabius a prévenu que si Bachar al-Assad utilisait des armes de destruction massive, la réponse sera « immédiate et foudroyante ». L’attaque chimique contre la banlieue de Damas, fin août 2013, est l’occasion pour Paris de mettre sa menace à exécution. Mais, Londres et Washington refusent in extremis de participer à l’opération. François Hollande se retrouve seul et renonce à frapper la Syrie. La crédibilité de la France est largement entamée par cette reculade. Au cours de l’automne 2013, Barack Obama s’entend avec Vladimir Poutine pour que l’arsenal chimique syrien soit démantelé. La France fut exclue des négociations.

En juin 2014, Daesh s’empare de Mossoul et proclame le retour du Khalifat. Face à l’expansion de la menace terroriste, Barak Obama décide la création d’une Coalition Internationale. Désormais, Washington s’implique directement dans la crise syrienne, non pas pour faire tomber Bachar al-Assad, mais pour éviter que la Syrie ne devienne un Émirat islamique. Cela va à l’encontre de la position française qui refuse de bombarder Daesh en Syrie pour ne pas avantager le régime syrien. Car, à Paris, on continue de penser qu’il finira par sombrer, qu’importe l’intervention russe de septembre 2015, la victoire des forces loyalistes à Alep, en décembre 2016 et autres signes d’affaiblissement de la rébellion. Le Quai d’Orsay estime que les alliés de Bachar al-Assad vont se limiter à l’ouest de la Syrie. Mais, au printemps 2017, le désert est reconquis. Puis, à l’automne 2017, les forces loyalistes s’emparent de la rive sud de l’Euphrate jusqu’à la lisière de l’Irak, en dépit des prévisions françaises[2].

Un fiasco total

En juillet 2018, Emmanuel Macron tenta de réinvestir la Syrie en se rapprochant de la Russie. Le prétexte fut une opération humanitaire conjointe à destination de la Ghouta de Damas qui venait d’être reconquise par le régime. Moscou avait sauvé Bachar al-Assad et pensait pouvoir négocier avec l’UE une aide à la reconstruction du pays en faisant valoir que cela empêcherait une nouvelle vague migratoire, comparable à celle de 2015 qui submergea le vieux continent. Mais l’initiative d’Emmanuel Macron fut extrêmement critiquée par l’opposition syrienne, les associations des droits de l’homme et tous ceux qui s’étaient engagés contre Bachar al-Assad. Le Président français compris alors que le coût politique d’une normalisation avec Damas était immense en France et les bénéfices attendus minimes. Par ailleurs, Bachar al-Assad n’est pas près de pardonner à la France, et si elle voulait reprendre le chemin de Damas, il s’apparenterait plutôt à celui de Canossa.

Au sein de la Coalition internationale contre Daesh, Emmanuel Macron était parvenu à imposer ses vues aux États-Unis, grâce à l’efficacité des militaires français durant des batailles de Mossoul et de Raqqa. En 2018, le contingent français fut porté de 200 à 450 hommes (contre 2,000 soldats américains), lorsqu’il fallut prévenir une attaque turque contre les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) à Manbej. Donald Trump voulait rapatrier les troupes américaines du Nord-Est syrien, considérant que la victoire était acquise contre Daesh et que le soutien aux Kurdes endommageait les relations avec la Turquie. Le poids de la France fut alors décisif pour empêcher un désengagement américain en décembre 2018. Cependant, en octobre 2019, Donald Trump finit par céder aux exigences turques et il retira ses forces de façon unilatérale de la frontière syro-turque. Le contingent français aurait pu remplacer les Américains et dissuader la Turquie de lancer son offensive contre les FDS. Au lieu de cela, l’armée française fut contrainte à une humiliante retraite vers l’Irak, abandonnant nos alliés kurdes à la Turquie. Cet épisode marqua la disparition de la France du dossier syrien. En conclusion, la crise syrienne constitue pour la France un fiasco total, révélateur de dysfonctionnements multiples dans le processus d’analyse et de décision d’une diplomatie rongée par l’irrealpolitik.

 

[1] Fabrice Balanche, Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024, p. 165

[2] Georges Malbrunot, « Syrie : le rapport qui évalue la place de la France dans le conflit », Le Figaro, 22 février 2017.