Article paru dans Diplomatie, n°127, Mai-Juin 2024, Diplomatie française une influence à reconstruire ?
Le Liban est le dernier pays du Moyen-Orient où le français se pratique encore avec aisance et où la France possède une place dans le cœur de ses habitants. Malheureusement, cela ne suffit pas à y maintenir une influence politique. La France n’a plus aucun levier sur la destinée du pays du Cèdre. Emmanuel Macron en a fait l’amère expérience en 2020 alors qu’il s’était donné comme mission de « sauver le Liban » après l’explosion du port de Beyrouth, en août 2020. Il est désormais sous le contrôle de l’Iran qui a réussi à construire un axe géopolitique entre Téhéran et Beyrouth via Damas et Bagdad. La Syrie a perdu toute influence sur le Hezbollah et autres factions libanaises qu’elle a longtemps manipulées, c’est même plutôt aujourd’hui le Hezbollah qui s’impose sur le territoire syrien. Quant aux pays arabes du Golfe, ils ont renoncé à soutenir les sunnites libanais, divisés, coûteux et incapables de s’opposer à la montée en puissance de l’Iran. Du côté occidental, seuls les États-Unis conservent une certaine influence à travers des alliés locaux tels que les Druzes de Walid Joumblat et les Forces Libanaises de Samir Geagea. La France quant à elle n’a plus souhaité, depuis François Hollande, s’appuyer sur ses amis traditionnels au profit d’une nation libanaise illusoire.
France-Liban : une longue histoire d’influence
La France a créé le Liban en 1920 et y a disposé d’un poids politique primordial jusqu’à la guerre civile de 1975. Elle a alors refusé de soutenir les chrétiens, durant le conflit, lesquels se sont placés sous la protection américaine tout en se coalisant ponctuellement avec Israël. La Syrie, pro-soviétique supportait le camp opposé avec l’aide de la République qui commençait à clientéliser les chiites. La France intervint en 1982 pour favoriser la sortie de l’OLP du pays et arrêter les bombardements intenses de Tsahal sur Beyrouth-ouest. Mais l’attentat du Drakkar[1], en 1983, mettra vite un terme à la présence militaire française et américaine. À la fin de la guerre, la France n’est plus en position de force au Liban, mais grâce à la chute de l’URSS et à un désengagement américain au profit du Golfe, elle parvient à retrouver une place, même si le Liban est sous protectorat syro-saoudien depuis les accords de Taef, en 1989. L’amitié profonde entre Jacques Chirac et Rafic Harir, l’un devenu Président en 1995 et l’autre premier ministre du Liban en 1992, contribua largement au rétablissement de l’influence française.
Sous la Présidence de Jacques Chirac, la France organisa de nombreuses conférences sur la reconstruction du Liban (Paris I le 27 février 2001), Paris II le 23 novembre 2002 et Paris III le 25 novembre 2007) qui drainèrent des milliards d’euros vers le pays du Cèdre. Le poids de la France fut déterminant au sein de l’Union Européenne pour que Bruxelles le soutienne avec des budgets bien supérieurs à ceux de l’Agence Française pour le Développement, elle aussi mobilisée pour financer les infrastructures détruites durant la guerre. La coopération économique, culturelle et militaire entre Paris et Beyrouth était intense. En 2004, la France s’associa aux États-Unis pour présenter une résolution à l’ONU qui exigeait le départ des troupes syriennes du Liban et le désarmement du Hezbollah. Ce fut sans doute le zénith de l’influence française, en particulier lorsque l’armée syrienne évacua le pays, fin avril 2005. Mais Rafic Hariri avait été assassiné le 14 février 2005 et son fils, Saad, se montra incapable de gérer l’héritage politique et financier de son père.
La fin de la lune de miel franco-libanaise
En mai 2007, Jacques Chirac laissa la place à Nicolas Sarkozy qui n’avait pas le même intérêt pour le Liban. Il voyait plus grand et rêvait d’une Union Pour la Méditerranée (UPM) où la France pourrait rejouer le rôle de Napoléon III. Pour cela, il lui fallait renouer avec Damas, qui conservait un pouvoir de nuisance notable sur le Liban, mais aussi dans le reste du Proche-Orient. Ce fut le début d’une lune de miel entre Paris et Damas qui s’acheva dans le sang du soulèvement syrien[2]. Nicolas Sarkozy a bénéficié de la politique de Jacques Chirac au Liban. Il s’est réconcilié avec la Syrie de Bachar al-Assad espérant ainsi une normalisation entre les deux pays. Mais l’économie libanaise commençait à donner des signes d’essoufflement, parce que le modèle de reconstruction du Liban n’était pas viable. Il reposait sur l’illusion que le Liban pouvait redevenir la Suisse du Moyen-Orient et qu’une paix durable allait s’installer dans la région. La crise syrienne a accéléré une descente aux enfers inévitables[3]. Malheureusement, la France elle aussi a cru à cette chimère et soutenu à bout de bras le camp Hariri jusqu’à son effacement de la scène politique libanaise en 2017, date à laquelle Saad Hariri, tout Premier ministre qu’il était, s’est retrouvé séquestré par Mohamed Ben Salman à Ryadh jusqu’à ce qu’il restitue à l’Arabie Saoudite l’argent qu’il devait. L’alliance exclusive de Paris avec le parti sunnite de Hariri a poussé une partie des chrétiens, en particulier le Courant Patriotique Libre de Michel Aoun, à s’allier au Hezbollah. Cela lui permit d’accéder à la Présidence de la République (2016-2022) et à son parti de devenir la clé de voûte de la coalition au pouvoir. Sous François Hollande et Emmanuel Macron, l’erreur de la France est d’avoir renoncé à s’appuyer sur ses affidés, notamment les chrétiens, au profit d’une nation libanaise imaginaire.
Sur le plan extérieur, la défaite occidentale en Syrie a porté préjudice à la crédibilité de la puissance française, puisque notre pays était à l’avant-garde de la contestation au régime syrien. En septembre 2012, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de François Hollande affirmait que si Assad dépassait les lignes rouges (l’utilisation d’armes chimiques) la réponse sera « immédiate et foudroyantes »[4]. Mais une année plus tard, lorsque le régime syrien employa de façon massive du gaz sarin contre les rebelles dans la banlieue de Damas, Paris a renoncé à intervenir. La parole de la France s’est alors grandement démonétisée. Le soutien français à des groupes islamistes en Syrie désespérait aussi beaucoup de Libanais qui étaient confrontés à ce danger. Durant l’été 2013, Daesh avait pris en otage des soldats de l’armée libanaise et il lançait des raids contre les localités chrétiennes de la Bekaa. Enfin, les rapports de pouvoir ont changé au sein de l’Union Européenne. Ce sont désormais l’Allemagne et les autres pays du nord de l’Europe, dits « frugaux », qui dominent. Ils refusent de laisser la France utiliser les fonds européens à sa guise au Liban, ce qui a nettement entamé notre capacité d’influence. Cependant, les Libanais sont des personnes polies qui conservent un grand respect pour la France. Ils reçoivent les diplomates et politiciens français avec chaleur, ce qui entretient l’illusion que nous comptons toujours, mais en réalité il n’en est rien.
L’initiative avortée d’Emmanuel Macron
Fin septembre 2020, Emmanuel Macron effectuait un troisième voyage à Beyrouth en quelques semaines pour venir au secours du pays du Cèdre traumatisé par l’explosion du port le 4 août. L’initiative française devait le remettre dans le droit chemin grâce à la collaboration de la classe politique libanaise du Hezbollah aux phalangistes. L’intégration du parti de Nasrallah dans le plan français mécontenta Washington et il suffit d’une simple déclaration vice-secrétaire d’état américain pour le Proche-Orient, David Schenker, pour que les dirigeants libanais tournent le dos à Emanuel Macron : « n’oubliez pas que ce sont nous (les États-Unis) et l’Arabie Saoudite qui faisons les chèques ». Les Libanais pensaient que le Président français venait au Liban avec des moyens financiers, or il n’en était rien. Ils imaginaient qu’il avait l’accord de Washington, des assurances de l’Iran et un blanc-seing de l’Union Européenne : pas davantage. Nos partenaires européens étaient particulièrement fâchés de ne pas avoir pas été mis au courant de la stratégie française et de ce fait ils allaient encore moins souscrire à un plan de sauvetage décidé par l’Élysée. La conférence de Paris de soutien à la population libanaise, en août 2021, ne recueillis que 280 millions d’euros, sans commune mesure avec les milliards que Jacques Chirac parvenait à mobiliser lors des sommets précédents. Certes, l’argent est destiné aux ONG et non à l’État libanais pour restructurer sa dette et investir dans les infrastructures puisque l’initiative d’Emmanuel Macron a échoué. Nous sommes bien loin des années Chirac, la France ne compte plus guère que dans le domaine culturel grâce à la diffusion de la langue française, mais supplantée par l’anglais désormais.
[1] Le 23 octobre 1983 à Beyrouth, deux attentats suicides attribués au Hezbollah, tuent 241 soldats américains et 58 Français.
[2] Fabrice Balanche, Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024
[3] Fabrice Balanche, « Le Liban et la crise syrienne », Maghreb-Machrek, 2013/4 (n°218)
[4] Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, le 12 septembre 2012. https://www.vie-publique.fr/discours/185845-entretien-de-m-laurent-fabius-ministre-des-affaires-etrangeres-avec-l