Article paru dans la revue Administration, n°284, Décembre-Janvier 2025
Il faut se rendre à l’évidence que la voix de la France est devenue inaudible au Moyen-Orient, ce qui n’était pas le cas jusqu’au début du Printemps arabe. Notre pays a perdu sa crédibilité en raison d’une politique étrangère erratique à l’égard de cette région du monde où elle disposait pourtant, depuis le général de Gaulle, d’un fort capital de sympathie. Cette perte d’influence ne se limite pas au Moyen-Orient, puisque nous reculons en Afrique subsaharienne, nous nous faisons souffler le contrat du siècle en Australie et nous sommes relégués en Europe en pâle suivant de l’Allemagne. Mais c’est au Moyen-Orient que le déclin s’avère le plus visible, car nous avions l’habitude d’y jouer un rôle actif, indépendamment ou en partenariat avec les États-Unis, voire en opposition avec ce dernier, comme lors de la deuxième guerre du Golfe. Cette autonomie stratégique française s’appuyait sur une capacité militaire offensive et un courage politique qui forçait le respect. Elle reposait aussi sur une puissance économique que nous avons perdue depuis.
c’est au Moyen-Orient que le déclin s’avère le plus visible, car nous avions l’habitude d’y jouer un rôle actif, indépendamment ou en partenariat avec les États-Unis
Le 24 octobre 2024, Paris était l’hôte de la conférence de soutien au Liban. Emmanuel Macron a ainsi pu récolter près d’un milliard de dollars de promesse d’aides humanitaires (775 millions) et miliaires (204 millions) pour le Pays du Cèdre. La France s’est engagée à verser 100 millions d’euros (108 millions de dollars), soit un peu plus que l’Allemagne (103,68) pour garder la préséance en Europe, mais beaucoup moins que les États-Unis (295,2). L’Arabie Saoudite n’a pas participé, car elle préfère apporter une contribution directe sans passer par le mécanisme onusien compliqué par lequel sont censées transiter les financements à destination des ONG et non du gouvernement libanais jugé trop corrompu pour en être le récipiendaire. Cette conférence fut présentée comme un succès par la diplomatie française en raison de la somme collectée alors qu’elle témoigne de notre impuissance à peser sur le plan géopolitique dans une région où nous étions auparavant un acteur majeur. Notre rôle se réduit à faire la quête pour soulager la misère de la population libanaise, mais nous nous montrons incapables d’obtenir un cessez-le-feu ni de reconstruire un État libanais digne de ce nom. On se souvient du fiasco de la politique libanaise d’Emmanuel Macron après l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et plus récemment de l’échec de Stéphane Séjourné, l’ex-ministre des Affaires étrangères, à convaincre le Hezbollah de respecter la moitié (un recul de 10 km de la frontière israélienne) la résolution 1701 de l’ONU (le retrait du Hezbollah au nord du Litani), dans une tentative avortée d’avance d’éviter l’offensive israélienne. Quel contraste avec le début des années 2000, où la France et les États-Unis contraignirent l’armée syrienne à évacuer le Liban, mais également à imposer un cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah, après un mois de combat durant l’été 2006. Le Président Jacques Chirac avait alors mobilisé nos partenaires européens et arabes pour installer une force d’interposition au Sud Liban et financer la reconstruction du pays. Que s’est-il passé pour que, même au Liban, nous ayons perdu notre capacité d’action ?
Il faut se rendre à l’évidence que la restauration de la souveraineté du Liban entre 2004 et 2006 fut notre dernier succès au Moyen-Orient. Dès lors ce ne fut qu’incompréhension, fiasco et désillusions. En 2011, la France a été totalement surprise par le Printemps arabe. Hosni Moubarak paraissait pourtant tenir l’ Égypte d’une main ferme. Bachar al-Assad, avec qui Nicolas Sarkozy avait renoué en 2008, était devenu un intime pour lequel la France engageait sa crédibilité diplomatique afin qu’il soit réhabilité dans la communauté internationale, malgré l’assassinat de Rafik Hariri en 2005, dont la responsabilité du maître de Damas faisait peu de doutes. Les investissements français étaient encouragés dans ce pays jugé comme l’un des plus stables de la région. Puis ce fut l’effondrement et la France prit le train en marche d’une « révolution arabe » fortement teintée d’islamisme, mais que l’on s’évertuait à Paris à ne voir que laïque et démocratique. Avec l’arrivée au pouvoir de François Hollande, en mai 2012, ce fut le triomphe de l’irrealpolitik. Selon Hubert Védrine elle se caractérise par « un universalisme à la fois bien-pensant, bien intentionné, hégémonique, paternaliste, bouffi d’irréalisme ». Elle s’oppose à la realpolitik, qui s’appuie sur le rapport de force et cherche avant tout à défendre les intérêts nationaux.
Les Frères Musulmans en Égypte, avec l’élection de Mohamed Morsi en 2012, représentaient l’alternative « islamo-démocrate » rêvée pour le monde arabe, car confrontée à la gestion du pays, ils allaient forcément se modérer et respecter le sécularisme des institutions. La naïveté de notre diplomatie à l’égard d’un mouvement totalitaire qui désire appliquer la sharia laisse sans voix. Mais la pire erreur d’analyse consista à croire que Bachar al-Assad allait connaître le même sort que celui de Moubarak et de Ben Ali. Laurent Fabius fit du changement de régime en Syrie une affaire quasi personnelle et il engagea tous les moyens possibles pour arriver à ses fins. Il devait tout d’abord sombrer en quelques semaines, puis avant Noël 2012, avant que la date de son inéluctable chute devienne plus floue . La montée en puissance des jihadistes, au sein de la rébellion syrienne, et ses retombées sécuritaires pour la France étaient niées. Les rapports contradictoires émanant des services de renseignements ou des auditions parlementaires ne manquaient pourtant pas, mais le Quai d’Orsay et l’Élysée refusaient de les prendre en compte jusqu’à ce que survienne l’attaque terroriste du Bataclan, le 13 novembre 2015. Dès lors, la France se rangea sagement aux côtés des États-Unis, dans le cadre de la coalition internationale contre l’État Islamique, et dû se résoudre à voir la victoire de Bachar al-Assad soutenu par la Russie et l’Iran.
L’Allemagne, l’Autriche, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas, submergés par la vague venue d’Orient, décidèrent de ne plus laisser la France déterminer la stratégie européenne en Méditerranée orientale
Cette défaite majeure pour la diplomatie française a largement contribué à nous décrédibiliser au Moyen-Orient, mais également au sein de l’UE. Pour arrêter le déferlement migratoire enclenché par la déstabilisation du régime syrien, Angela Merkel a négocié avec Recep Tayep Erdogan un accord pour bloquer les réfugiés syriens et autres en Turquie, qu’elle a ensuite imposée à l’UE. L’Allemagne, l’Autriche, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas, submergés par la vague venue d’Orient, décidèrent de ne plus laisser la France déterminer la stratégie européenne en Méditerranée orientale sous prétexte de son rôle historique et de son « expertise ». Jusqu’alors la diplomatie française pouvait orienter les financements européens en fonction de ses intérêts clientélistes au Levant, ce qui lui donnait un levier politique conséquent. Depuis une dizaine d’années, ce n’est plus le cas et notre rayonnement s’est effondré. En janvier 2023, le Premier ministre irakien Mohamed Shia al-Soudani a commencé sa première visite d’État en Europe par Berlin au lieu Paris. Pourtant l’Élysée s’est efforcé d’aider l’Irak à restaurer son aura internationale en organisant la conférence de Bagdad sur la sécurité régionale en 2021, puis Bagdad II en 2022, avant que Bagdad III soit repoussé aux calendes grecques en raison du conflit à Gaza, mais aussi parce que l’initiative française avait long feu. Le Premier ministre irakien a effectué sa première visite européenne dans le pays qui compte le plus. Celui qui contrôle désormais la politique étrangère de l’UE. Le couple franco-allemand s’est installé dans une relation asymétrique qui la prive désormais des ressources financières de l’UE et bride ses actions à l’extérieur.
L’UE apparait sur la scène internationale comme un nain géopolitique qui a même abandonné sa propre défense aux Etats-Unis. L’esprit bruxellois influence désormais la politique étrangère français comme on peut le constater en Mer Rouge. Si la France n’a pas participé, avec le Royaume-Uni et les États-Unis, aux frappes contre les Houtis, qui menacent le détroit de Bab el-Manded, c’est tout simplement parce qu’elle est tributaire de la coalition navale construite avec ses partenaires de l’UE, qui ne possèdent ni le matériel ni la volonté pour affronter les alliés yéménites de Téhéran. Nous sommes donc réduits à jouer les figurants dans une des zones les plus stratégiques au monde, où nous disposons pourtant de deux importantes bases militaires (Djibouti et Abou Dhabi) et d’accords militaires défensifs avec plusieurs pays de la péninsule arabique. Quel message envoyons-nous à nos alliés du Golfe, parmi nos plus importants clients en matière d’armement de la planète ? L’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar achètent avant tout à ceux qui les protègent. La diplomatie d’un des cinq membres du conseil de sécurité de l’ONU exige qu’il s’appuie sur une force de dissuasion militaire offensive, sans quoi il perd sa crédibilité, y compris pour devenir une « puissance médiatrice ». Ce nouveau concept qui semble régir la stratégie française au Moyen-Orient avec Emmanuel Macron ne peut qu’aboutir à un effacement de la France au Moyen-Orient qui plus est dans le contexte du nouvel affrontement entre l’Occident et l’axe eurasiatique (Russie, Chine et Iran). On le mesure encore à l’aune du retour du conflit israélo-palestinien et part de là avec l’Iran. Nous ne voulons prendre parti pour personne, mais nous avons fini par nous fâcher avec tout le monde et en premier lieu avec Israël. Le « en même temps » ne fonctionne pas en politique étrangère, car nos partenaires exigent de la clarté. On ne peut un jour proposer une coalition internationale anti-Hamas, sur le modèle de celle contre Daesh, et le lendemain exclure Israël des salons de la défense en France.
La France pâtit plus que les États-Unis de la fermeture de la parenthèse d’hégémonie occidentale ouverte avec la chute de l’URSS et qui s’est terminée avec l’échec du « regime change » en Syrie
La France pâtit plus que les États-Unis de la fermeture de la parenthèse d’hégémonie occidentale ouverte avec la chute de l’URSS et qui s’est terminée avec l’échec du « regime change » en Syrie. Dans ce nouveau contexte concurrentiel à l’échelle mondiale, les erreurs stratégiques et les atermoiements se paient directement et au prix fort. Le retour à la realpolitik s’impose et implique une diplomatie de terrain qui repose en premier lieu sur les capacités militaires et non humanitaires. Elle doit s’appuyer sur une connaissance intime des sociétés locales et non une projection des fantasmes parisiens, lors de la guerre civile en Syrie, ou la peur de froisser une certaine opinion publique, comme c’est le cas aujourd’hui avec le conflit israélo-palestinien.