Propos recueillis par Jean-Dominique Merchet, le 27 décembre 2024, pour l’Opinion

Le géographe Fabrice Balanche est l’un des meilleurs spécialistes français de la Syrie. Depuis des années, l’Opinion, comme d’autres médias, l’interroge pour éclairer ce qu’il se passe dans ce pays. Mais, de manière quasi systématique, ce chercheur fait l’objet d’attaques sur les réseaux sociaux, de la part d’universitaires et de militants qui l’accusent d’avoir été un défenseur du régime de Bachar al-Assad. Pour répondre à ces imputations et sans entrer dans les polémiques, nous l’avons interrogé sur ses liens avec la Syrie. Son livre, Les leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, mars 2024) a obtenu le prix du livre géopolitique 2024. Fabrice Balanche est agrégé et docteur en géographie. Il est maître de conférences à l’université Lyon 2. 

Comment le Franc-Comtois que vous êtes s’est-il intéressé à la Syrie ?

Un peu par hasard. J’étais étudiant en licence d’histoire-géo à Besançon, où je m’ennuyais un peu, et on m’a proposé une petite bourse pour aller au Proche-Orient pour ma maîtrise. J’ai choisi d’étudier les mutations agricoles de la côte syrienne. Je suis donc arrivé en Syrie en octobre 1990. Puis la guerre du Golfe a éclaté, et plutôt que de rentrer en France comme on nous y incitait, je suis resté sur place, enseignant le français à Lattaquié. J’y suis resté quatre ans, y compris pour ma coopération dans le cadre du service militaire. J’ai appris l’arabe et me suis marié avec une Syrienne, une Alaouite, dont le père était juge, et dont je suis aujourd’hui divorcé. J’ai entrepris ma thèse sur l’intégration de la région côtière dans l’espace syrien. En travaillant sur ce sujet très classique de géographie, j’ai découvert l’importance de la politique, du clientélisme, de la corruption et du communautarisme. Je suis revenu ensuite pour deux ans à l’Institut français de Damas (1996-1998), puis quatre ans à l’Institut français du Proche Orient à Beyrouth (2003-2007). Dans ma thèse soutenue en 2000, je prévoyais déjà l’explosion de la Syrie — ce qu’il s’était passé en Yougoslavie dans les années 1990 m’inspirait beaucoup, à savoir un système socialiste qui périclite et la montée des communautarismes. C’est ce que j’observais sur le terrain syrien.

Aviez-vous des problèmes avec le régime ?

Comme je ne publiais pas en arabe, je ne risquais rien. Des problèmes, j’en ai eu plutôt avec les diplomates et les universitaires français. Alors que la France renouait avec la Syrie, j’expliquais que le régime ne pourrait pas se réformer et qu’il ne deviendrait pas un « Tigre » économique (« El nuevo leon de Damasco no transformara Siria en un tigre economico« , Culturas, 2010), comme certains voulaient le croire à Paris. Quant à la montée du communautarisme, ça ne plaisait pas aux courants idéologiques dominants dans le monde académique. C’est la raison pour laquelle j’ai dû ensuite aller travailler trois ans aux Etats-Unis, au Washington Institute puis à la Hoover Institution.

La guerre civile éclate en 2011. Où étiez-vous alors ? 

J’étais à Damas en janvier 2011, où j’ai vu les premiers soubresauts de la contestation, mais je n’y étais plus au moment du basculement dans la guerre. A l’époque, tout le monde ou presque en France pensait que le régime aller tomber rapidement et une nouvelle fois, j’ai joué les trouble-fêtes mais à front renversé cette fois-ci. J’expliquais que le régime était plus solide qu’on ne le croyait. Comme je parle l’arabe, les gens me parlaient librement, sans crainte d’être dénoncés par le traducteur… Ensuite, j’ai pu retourner en Syrie en 2013, 2014, 2015 et 2016.

C’est en 2016 que vous faites partie d’une délégation française reçue par Bachar al-Assad. D’où les accusations portées contre vous. Qu’en est-il ?

Il était très difficile d’obtenir un visa. Une femme d’affaires syrienne, Hala Chawi — une chrétienne — me dit qu’une délégation politique française s’apprête à venir à Damas. J’étais alors au Washington Institute et, grâce à elle, j’ai obtenu un visa, mais je ne suis ni arrivé, ni reparti avec la délégation. Je suis resté dans le pays bien plus longtemps qu’elle. Je l’ai rejointe à Damas et je n’y connaissais personne. Il y avait des députés, un journaliste de L’Humanité, des personnalités de droite… J’ai passé trois jours avec eux. On a rencontré des officiels, puis à un moment on nous a embarqués dans des voitures et nous nous sommes retrouvés chez Bachar al-Assad. Ce n’était pas au programme officiel. Certes, j’aurais pu refuser d’y aller, mais je ne l’avais jamais vu. Ça m’intéressait et on a pu échanger deux heures avec lui, une discussion assez franche. Je lui ai demandé comment il entendait reconstruire le pays, mais ses réponses ont été très floues sur ce point, alors que, sur la géopolitique, il savait où il allait. Ce n’est qu’en rentrant à Beyrouth, que, très ingénument, j’ai découvert que cette rencontre faisait scandale.

Etiez-vous conscient du caractère extrêmement répressif de ce régime ?

Bien sûr ! (voir mon intervention à la LICRA) Et la répression ne datait pas de 2011… J’ai habité dans ce pays et je voyais bien ce qu’il s’y passait. Les disparus, les gens qui sortaient de prison, les massacres comme celui de la prison de Palmyre. A l’époque, cela n’empêchait pas la France d’avoir de bonnes relations avec Damas.

Après la rencontre avec Assad, êtes-vous retourné en Syrie ?

Oui, plusieurs fois par an, mais jamais dans les zones contrôlées par le régime. Toujours dans le secteur kurde, au nord-est, en y entrant par l’Irak. Début janvier, ce sera la première fois que je retournerai à Damas depuis 2016.

Avez-vous été surpris par la chute du régime ?

Connaissant le terrain, j’en mesurais la fragilité et, le 2 octobre, donc deux mois auparavant, j’expliquais dans L’Express que « Bachar peut être emporté par le grand nettoyage d’Israël ».