Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à Lyon 2, est l’invité de 6 minutes chrono pour son livre, Les leçons de la crise syrienne, paru chez Odile Jacob. L’entretien est réalisé par Paul Terra, le 11 mars 2024, pour LYON CAPITALE
Vous êtes maître de conférences en géographie à Lyon 2, vous êtes aussi chercheur associé au Washington Institute, vous êtes un spécialiste notamment de la Syrie. Vous venez de publier le 6 mars dernier ce livre « Les leçons de la crise syrienne » avec une préface de Gilles Kepel. Cela induit-il que cette crise est finie aujourd’hui, on ne parle plus beaucoup de la Syrie. Pour vous est-ce fini ?
Non bien sûr la crise n’est pas terminée, d’autres crises sont arrivées, l’Ukraine et Gaza, qui l’occultent aujourd’hui. Mais ce qui s’est déroulé en Syrie est très intéressant parce que cela marque la fin de 25 ans d’hégémonie de l’Occident sur le monde, depuis la chute de l’Union soviétique. Les Occidentaux ne sont pas parvenus à changer le régime de Bachar el-Assad. Les Russes sont intervenus en Syrie, ils se sont alliés aux Iraniens et ont obtenu le soutien chinois. Nous avons eu la création de ce bloc eurasiatique qui, aujourd’hui, se sent pousser des ailes, comme le montre la guerre en Ukraine. La Turquie, s’est associée à cet axe en 2016, elle est présente en Libye et intervient en Arménie aux côtés de l’Azerbaïdjan contre le Karabakh. Nous avons donc un recul général de l’Occident. C’est très net pour la France qui perd ses positions en Afrique subsaharienne (Niger, Mali et Burkina Fasso), parce que la troïka Russie-Chine-Iran cherche à réduire l’influence occidentale et tout simplement à nous remplacer. Or, c’est en Syrie que cela a commencé.
Pourquoi cette guerre ? Pourquoi l’Occident ne l’a-t-il pas gagnée ? Il n’y a pas vraiment eu de guerre avec des troupes au sol occidentales. Est-ce que l’autre bloc qui se constituait pour cette occasion-là était plus fort ? Ou bien est-ce que nous n’avons pas voulu aller jusqu’au bout ? Est-ce une bataille qui n’a pas été menée ou une bataille qui a été perdue ?
C’est une bataille qui a été perdue parce qu’on refusait d’envoyer des troupes au sol en raison du précédent de l’Irak. Les États-Unis ont maintenu plus de 200 000 soldats en Irak entre 2003 et 2011 avec d’énormes pertes, plus de 3000 morts et des dizaines de milliers de blessés, cela n’est plus acceptable pour les armées occidentales. Une démocratie comme les États-Unis ou la France aujourd’hui ne peut pas se permettre de sacrifier des centaines d’hommes dans des opérations extérieures. Il ne faut pas oublier qu’une des raisons de la victoire de Trump aux États-Unis, en 2016, est que la société américaine ne voulait pas replonger dans un conflit à l’étranger qui avait mobilisé ses enfants.
Les Américains ne veulent plus être le gendarme du monde comme on l’a dit ?
Ils souhaitent rester le gendarme du monde, mais par procuration. C’est-à-dire qu’ils refusent d’intervenir directement. Or, en Syrie, si nous voulions chasser Bachar al-Assad, il fallait faire comme les Américains en Irak, c’est-à-dire envoyer au minimum 100 000 hommes pour faire tomber le régime et ensuite essayer de stabiliser le pays. Mais nous n’étions pas prêts à un tel investissement. Joe Biden, qui à l’époque était vice-président, l’avait lui-même déclaré.
La grande leçon de la crise syrienne pour vous, c’est l’apparition de cet axe eurasiatique construit par les régimes autoritaires russes, chinois, iraniens, et son émergence comme un bloc potentiellement aussi puissant que l’Occident ?
Tout à fait, c’est vraiment en Syrie que s’est constituée cette alliance qui s’est montrée victorieuse. Il faut dire que nous nous étions un peu endormis sur nos lauriers après la Libye. Les Occidentaux pensaient que la rébellion syrienne allait emporter le pouvoir syrien. Reprenez les déclarations d’Alain Juppé et de Laurent Fabius, à cette époque, qui affirment que le régime n’en avait plus que pour 15 jours, puis qu’il sera tombé avant Noël 2012. Ils n’avaient pas compris sa nature réelle et sa puissante résilience.
Mais c’était aussi dans la lignée des printemps arabes…
Oui, on a cru que c’était un effet domino. Les diplomates et les analystes ont plaqué sur la Syrie la situation tunisienne alors que c’était complètement différent. Ils ont oublié le communautarisme qui structurait la société syrienne. Cette communauté alaouite qui soutient Bachar al-Assad et contrôle l’armée, risquait de se faire éliminer par la rébellion en cas de changement de régime. Car c’était une opposition sunnite, de plus en plus islamiste qui a fini par verser dans le djihadisme.
Selon vous ce que l’on voit depuis, en géopolitique internationale, n’est finalement que le prolongement de l’émergence de ce bloc eurasiatique, notamment la guerre en Ukraine, où les Européens et les Américains arment les Ukrainiens face aux Russes. Quant à Moscou, il est soutenu militairement par Téhéran et Piong Yang et économiquement par Pékin. Sommes-nous vraiment dans le prolongement de ce qu’on a vu en Syrie ?
Oui, nous sommes dans ce processus. Certains y voient un retour des années 1930 : la guerre d’Espagne, la conquête de la Manchourie par le Japon et ensuite l’élimination de la Tchécoslovaquie par Hitler. Nous avons des similitudes, mais il faut faire très attention. L’Histoire n’est pas un éternel recommencement. Il est plus sage de ne prendre dans l’Histoire que ce qui permet d’expliquer le présent.
Cependant, on observe évidemment que ce bloc eurasiatique a le vent en poupe. Et il profite finalement de notre méconnaissance des sociétés locales. Si Bachar al-Assad a pu rester au pouvoir, c’est parce qu’il maîtrisait son régime et qu’il comprenait la société syrienne, tandis que les Occidentaux ignoraient la situation locale. Donc nos dirigeants ont misé sur les mauvais chevaux. Ils n’ont pas utilisé les bonnes méthodes pour le faire tomber. En Afrique subsaharienne, si la France est marginalisée, c’est parce qu’elle manque aussi, et paradoxalement, de connaissances sur cette région du monde, malgré la densité de son réseau diplomatique. Les chercheurs et les diplomates ne sont plus guère sur le terrain. Ils restent dans leur bureau, ils consultent les réseaux sociaux et se basent sur des informations de seconde main qu’ils analysent à travers des prismes idéologiques. Nous avons besoin de recherches de terrain réalistes qui permettraient de comprendre ces sociétés, c’est pourquoi nous y perdons notre influence. Il est urgent de savoir pourquoi les Maliens et les Nigériens cèdent aux sirènes des Russes et des Chinois.