Trois mois après la chute de Bachar al-Assad où en est la Syrie ? Quelles sont les chances d’une stabilisation ou au contraire d’une désintégration ? De retour de terrain en Syrie, le géographe et spécialiste du Moyen-Orient, Fabrice Balanche a accepté de répondre à nos questions. Propos recueillis par Zaven Djandjikian, Les Nouvelles d’Arménie Magazine, mars 2025.
NAM : Les rebelles de HTC ont pris le contrôle de la Syrie en décembre dernier avec 30 000 combattants, est-ce suffisant pour tenir la Syrie ? Comment procèdent-ils au recrutement de leurs cadres ? Y aura-t-il des technocrates ?
En décembre 2024, les jihadistes et les partisans de HTC ne sont pas parvenus à conquérir l’ensemble de la Syrie, mais ont réussi à s’emparer des six principales villes (Damas, Alep, Homs, Hama, Lattaquié et Tartous) et de leurs campagnes environnantes, soit la moitié du pays. Au nord d’Alep, les combattants de l’ANS, alliés à la Turquie, continuent de contrôler la zone située entre Afrin et Jerablous. Au sud de Damas, la région de Deraa est sous le contrôle du « Commandement du Sud », une alliance de divers groupes rebelles dirigée par Ahmad al-Awda. Les Druzes se sont retranchés sur leur montagne, près de Soueida, tandis que le Nord-Est syrien est toujours aux mains des Forces démocratiques syriennes, une alliance de groupes arabes soutenus par le YPG kurde et les États-Unis. Il est encore loin le temps d’une Syrie unifiée : il faut d’abord qu’Ahmad al-Chara unifie les différentes factions islamistes en une nouvelle armée syrienne et qu’il oblige les Kurdes et les Druzes à déposer les armes. Le processus est en cours. Mais aboutira-t-il ?
Le noyau dur des cadres du mouvement provient d’Idleb. Cependant ils ne sont pas en majorité de cette région, mais originaire des diverses régions de Syrie qu’ils ont quitté durant la guerre pour s’y réfugier. HTC a ainsi pu construire une opposition « nationale » au fil des années, ce qui lui permet de s’imposer facilement dans les provinces, puisque les nouveaux gouverneurs et directeurs sont des locaux. Ils recrutent une partie des anciens fonctionnaires et surtout des cadres issus de leurs propres rangs.
NAM : Vont-ils dupliquer ce qu’ils ont fait à Idleb où la mosaïque syrienne complexifie la donne ?
À Idlib, la HTC a établi un émirat islamique par la force, grâce à l’aide humanitaire internationale et au soutien de la Turquie. Il a éliminé tous les groupes qui s’opposaient à son pouvoir absolu, que ce soit des progressistes, comme le journaliste et pacifiste Raed Fares (1972-2018), assassiné le 23 novembre 2018 à Kafranbel, ou des islamistes concurrents. Ensuite, il a infiltré les différents comités locaux bénéficiant de l’aide humanitaire pour gagner l’appui de la population. De manière pragmatique, la charia a été appliquée à Idlib, autorisant, entre autres, la musique et les cigarettes. Il a fondé un « Gouvernement du salut », dont la plupart des ministres se trouvent actuellement à Damas grâce à leur expertise dans la gestion d’un territoire.
Ahmad al-Charaa cherche à répéter le même processus à l’échelle de la Syrie avec des accommodements, car Idleb n’est pas représentative de la Syrie dans son ensemble. Cette région est caractérisée par sa pauvreté, son isolement rural, ses coutumes conservatrices et son homogénéité ethnique et religieuse. La communauté chrétienne ne compte plus que quelques centaines de membres, tout comme celle des Druzes du Djebel Soumak. Quant aux villages alaouites et chiites, ils ont été anéantis durant le conflit. Dans quelques années, la Syrie al-Charaa pourrait ressembler à Idleb.
NAM : Quel premier bilan peut-on dresser de la gouvernance HTC de la Syrie deux mois après leur prise de pouvoir ? S’oriente-t-on vers une transition vers une République islamique où le nouveau régime fera preuve de pragmatisme ?
Ahmad al-Charaa a réussi à dominer Damas sans rencontrer de résistance significative à l’intérieur. Le ballet diplomatique auquel on assiste à Damas, avec des personnalités de premier plan telles que l’émir du Qatar, démontre qu’il est adoubé par le camp occidental et ses alliés. Les États-Unis et l’Europe ont assoupli leurs attentes en matière de laïcité et de démocratie, ne réclamant plus qu’un « gouvernement inclusif » qui assure des droits égaux à tous les Syriens. Le nouveau chef d’État par intérim, désigné par un conseil militaire à sa solde, a ainsi reporté la future constitution et des élections à un horizon de quatre ans. D’ici là, il aura le temps d’installer sa République islamique. En attendant, il lui faut d’abord unifier les différents groupes rebelles sous sa bannière, puis il doit obtenir la levée des sanctions pour bénéficier d’une aide économique internationale substantielle. Pour y parvenir, il doit initialement adopter une posture progressiste et apaisante. C’est seulement après avoir atteint ses objectifs qu’il imposera son totalitarisme.
NAM : Que sont devenus les fonctionnaires syriens ? Ont-ils été limogés comme en Irak après 2003 ?
Le processus d’épuration est en cours. Tous les présidents et doyens d’université, les directeurs des administrations, les chefs de service, etc., ont été destitués et remplacés par des subalternes loyaux au nouveau régime ou venus de l’extérieur. Les alaouites, druzes, ismaéliens, chiites et chrétiens sont systématiquement substitués par des sunnites. Dans l’idéologie islamiste, les postes d’autorité ne peuvent être tenues que par eux. Un vaste plan de renouvellement de la fonction publique se profile. Officiellement, Ahmad al-Charaa souhaite réduire les effectifs pléthoriques, mais, en réalité, il veut donner des emplois à sa clientèle. Pour cela, il va commencer par des vagues de licenciements. Les personnes embauchées pendant la guerre civile seront les premières à être remerciées. Parmi elles, il y aura les veuves et les orphelins des militaires syriens décédés au combat. Selon les jihadistes d’HTS, « nos martyrs sont au paradis et vos morts sont en enfer ». Ensuite, ce sera le tour des alaouites, en vertu du principe de la punition collective. L’objectif est de les priver d’emplois pour les pousser à partir.
NAM : Ahmad el Sharah n’est pas n’importe qui, son cousin Farouq fut le ministre des Affaires étrangères sous l’ancien régime, son épouse appartient à une famille dont le père exerça un poste ministériel aussi ? Validez-vous l’hypothèse d’un recyclage des anciennes élites sunnites ou c’est une prise du pouvoir des notables de la campagne contre le centre ?
Nous avons les deux phénomènes. Les anciennes élites arabes sunnites des grandes villes, dont Damas, se recyclent dans le nouveau régime. Les enfants des notables ruraux, y compris les petites villes et du périurbain des métropoles, qui forment le gros des bataillons rebelles, sont dans une phase d’ascension sociale. Ahmad el Sharah et HTS constituent la synthèse de ce double mouvement. Il appartient lui-même à la petite bourgeoisie damascène, même si sa famille est originaire du Golan, et il dirige un groupe islamiste dont les troupes sont issues des périphéries. On peut faire un parallèle avec le coup d’État baasiste de 1963, lorsque la petite bourgeoisie rurale a pris le pouvoir aux dépens de la grande bourgeoisie urbaine. Il ne faut pas négliger l’aspect communautaire du processus d’ascension, car ce sont les minorités (alaouites, druzes, ismaéliennes et chrétiennes) qui ont également saisi le pouvoir politique à l’époque. Aujourd’hui, nous sommes face à la revanche des Arabes sunnites face aux minorités confessionnelles, les alaouites en particulier, qui avaient fini par s’imposer. Leur progression s’est traduite par un mouvement géographique des régions périphériques vers le centre du pouvoir. Nous constatons un phénomène similaire actuellement, alors que les gens d’Idleb envahissent Alep et Damas à la suite des chefs de la rébellion.
NAM : Quid des relations entre HTC et les mercenaires pro turcs de l’ANS ?
Les combattants de l’ANS, mercenaires favorables à la Turquie, sont en partie composés de rescapés du conflit entre HTC et d’autres groupes insurgés d’Idleb qui s’opposaient à sa domination. De nombreuses vies ont été perdues entre les deux parties, il sera donc difficile d’intégrer l’ANS dans la nouvelle armée syrienne dirigée par HTC. Cependant, l’ANS et HTS sont parrainés par la Turquie, ce qui devrait limiter les affrontements entre les deux entités. Ankara a besoin de l’ANS pour combattre les Kurdes, c’est elle qui les a chassés de Tel Rifaat et de Manbej en décembre 2024. Elle devrait poursuivre son offensive contre eux, car la Turquie espère en finir avec l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES). HTC envisage également de s’en débarrasser, mais préfère ne pas s’engager directement dans les combats pour préserver les relations avec les États-Unis et laisser les forces turques alliées s’occuper de la sale besogne. Ces dernières sont toujours présentes dans le Nord-Est pour soutenir les forces kurdes. Donald Trump a évoqué le retrait des troupes américaines, mais a ensuite démenti cette information. Or, sans le soutien militaire de Washington, l’AANES s’effondrera et HTC pourra récupérer le territoire facilement. L’ANS est donc indispensable à court terme, mais elle devra être neutralisée à moyen terme.
NAM : La Syrie était depuis 2015 un protectorat russo-iranien est ce que la Turquie a les moyens de tenir le pays ?
Pour commencer, la Turquie doit établir des relations harmonieuses avec les États-Unis, Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Si les intérêts de ces pays ne sont pas pris en compte, ils mettront un terme au processus de stabilisation dirigé par HTC. Les rebelles du sud sont financés par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis afin de maintenir une certaine influence sur HTC. De plus, le soutien continu des États-Unis aux Kurdes profite à Israël, qui cherche à imposer une paix en Syrie tout en conservant le Golan. Les milices druzes de Soueida reçoivent également des subsides d’Israël pour le même but.
Sur le plan intérieur, tout dépendra de la capacité de HTC à unifier toutes les factions islamistes, puis à éliminer ou à soumettre les forces druzes et kurdes. Contrairement à l’Iran et à la Russie, qui défendaient un régime appuyé par les minorités chiites, la Turquie sunnite appuie un régime ultra-sunnite qui correspond à la majorité de la population syrienne. Cependant, pour que cela fonctionne, la Turquie doit permettre la reprise de l’économie syrienne. Sinon, la solidarité sunnite risque de s’effriter rapidement. Ce sont avant tout des moyens financiers que doit fournir la Turquie à la Syrie al-Charaa.
NAM : Quel avenir pour les alaouites et les chrétiens dont on sait combien les premiers subissent des exactions de la part du nouveau pouvoir ?
Le renversement de Bachar al-Assad s’est produit sans exaction de la part d’HTC, alors qu’on pouvait s’attendre au pire, compte tenu des massacres perpétrés par les deux camps durant la guerre civile. Cependant, en janvier 2025, des actes de violence envers les alaouites ont été commis pour la première fois. À Homs, sous prétexte de récupérer des armes cachées, les quartiers alaouites ont été mis en état de siège, et des centaines de personnes ont été arrêtées. Dans les campagnes environnant Homs et de Hama, les villages isolés sont harcelés. Officiellement, HTC n’y serait pour rien ; ce serait plutôt le fait de factions indisciplinées. En réalité, les hommes d’al-Charaa sont à l’origine du mouvement, mais ils laissent d’autres personnes agir, comme c’est le cas avec l’ANS et les Kurdes.
Les chrétiens sont plus en sécurité que les alaouites. D’une part, ils ne sont plus que 200 000 à 300 000, contre 1,2 million en 2011. De plus, ils ne se sont pas autant engagés derrière le régime de Bachar al-Assad que les alaouites. En outre, les Occidentaux scrutent le comportement des nouvelles autorités à l’égard des chrétiens. Des persécutions comme celles subies par les alaouites ne seraient pas tolérées et remettraient en cause la levée des sanctions. Néanmoins, les chrétiens craignent l’avenir et l’imposition de la Sharia, ce qui en ferait des citoyens de deuxième classe, des « dhimis » (« protégés »). Les jeunes qui restent en Syrie se préparent à émigrer, tandis que les aînés attendent que les prix immobiliers remontent afin de vendre leur patrimoine familial et de rejoindre leurs enfants à l’étranger.