Entretien paru dans Moyen-Orient, avril-juin 2025, n°66 : Femmes au nom de la liberté

Vous étiez en janvier 2025 en Syrie, où vous avez voyagé dans plusieurs régions. Quelle est votre impression générale du pays après plus d’une décennie de guerre civile ?

Depuis le début du conflit, au printemps 2011, je suis allé en Syrie chaque année pour observer son évolution de visu. Pendant cette période allant jusqu’en 2016, j’ai eu l’occasion de me rendre à Damas, la capitale, et dans l’ensemble de la zone sous le contrôle du régime de Bachar al-Assad (2000-2024). Ensuite, je n’ai plus eu de visa et je n’ai pu visiter que le territoire des Forces démocratiques syriennes (FDS), au nord et à l’est du pays. Cela me permettait d’accéder à Qamichli, Kobané, mais aussi Raqqa, Manbej et Shoueil, au sud-est de Deir ez-Zor. Pendant le conflit, j’ai constaté ses effets sur les conditions de vie de la population, le repli communautaire et les profondes mutations subies par la Syrie. Durant mon voyage en Syrie occidentale, en janvier 2025, je n’ai donc pas été surpris par l’état de décrépitude aiguë qui y règne.

Tous les Syriens, quelle que soit leur origine, sont soulagés de la chute de Bachar al-Assad, car il avait réussi à se faire détester par tout le monde en raison de la corruption et de la prédation extrême qui y prévalait. Mais aussi parce que les Syriens ont pris conscience que son intransigeance à l’égard de la Turquie, son refus de négocier une transition politique et son arrogance envers les monarchies du Golfe ont entravé toute résolution de la crise. L’arrivée au pouvoir d’Ahmad al-Charaa et de la Hayat Tahrir al-Cham (HTC) suscite différents sentiments en fonction des différences sociologiques et communautaires. Les Arabes sunnites des classes populaires sont emballés, les alaouites craignent une vengeance généralisée, les Kurdes redoutent la perte de leur autonomie, tandis que les progressistes et les laïcs de toute origine religieuse et ethnique s’inquiètent de l’autoritarisme et de l’islamisme présumés des nouveaux dirigeants.

Vu de l’extérieur, la chute de Bachar al-Assad a été une surprise, comme si son régime, pourtant considéré comme fort, ne reposait sur rien. Quelles ont été les étapes clés pour comprendre cet effondrement ?

Le régime n’a pas été renversé en 12 jours, mais après 13 ans de guerre civile et d’affrontement international. La Syrie se trouve au cœur de l’arc des crises entre l’Occident et l’axe eurasiatique (Iran, Russie, Chine). Il est également important de mentionner les décennies de sous-développement qui ont érodé les fondements économiques et sociaux de cette construction politique héritée des années 1960-1970.

Bachar al-Assad s’appuyait sur plusieurs piliers, dont certains se sont écroulés durant ce conflit. Le pilier alaouite était la source de la force répressive, comme le soulignait déjà le sociologue français Michel Seurat (1947-1986) dans Syrie, État de Barbarie (1988), en le comparant aux mamelouks égyptiens (1250-1517). En 2024, cette communauté dissidente du chiisme est décimée : un homme sur quatre entre vingt et quarante-cinq ans est mort, et les autres ne veulent plus se battre.

Le second pilier était la bourgeoisie industrielle et commerçante qui prospérait grâce au protectionnisme. Les sanctions, la prédation du régime, la pénurie d’énergie, l’absence de perspectives… ont fait en sorte qu’elle s’est détournée d’elle-même. Le troisième pilier, le plus faible, n’était autre que le nationalisme arabe, dont le parti Baas était l’émanation. Il contribuait à une certaine unité au sein de la population autour d’un leader qui semblait combattre l’« ennemi sioniste ». Il est important de souligner le système de répression impitoyable qui étouffait toute contestation pendant des décennies et qui explique la violence qui a éclaté pendant ces 13 années de conflit civil.

En 2018, le régime avait presque remporté la guerre grâce au soutien de la Russie et de l’Iran. Il ne lui restait plus qu’à vaincre la HTC et les Kurdes. Cependant, l’approbation de la Turquie était nécessaire pour ce faire. En ce qui concerne les Kurdes, cela allait de soi, Ankara devait s’en occuper après le départ des troupes américaines. Toutefois, celles-ci sont demeurées, ce qui a conduit les Turcs à refuser de sacrifier la HTC, comme cela avait été convenu dans l’accord tacite conclu avec Moscou en août 2016. L’armée turque est arrivée à Idlib en mars 2020 afin de mettre fin aux combats. La Covis-19 a ensuite imposé une pause dans les opérations militaires, puis la guerre en Ukraine lancée en 2022 a contraint Moscou à traiter la Turquie avec égards, ce qui a eu pour conséquence de préserver Idlib.

Accélération de la reconquête loyaliste 2017-2020 Fabrice Balanche

Accélération de la reconquête loyaliste 2017-2020 Fabrice Balanche

 

Vladimir Poutine a incité Bachar al-Assad à s’entretenir avec Recep Tayyip Erdogan, mais en vain, en raison de son inflexibilité : il réclamait le retrait des troupes turques avant toute négociation. La rigidité du leader syrien est incompréhensible, surtout après le 7 octobre 2023. Cette attaque terroriste représente un bouleversement géopolitique majeur pour Israël, comparable au 11 septembre 2001. Il faut s’attendre à une réaction régionale de même ampleur. Il semble que Bachar al-Assad n’ait pas réalisé que les Israéliens allaient s’employer à interrompre l’axe iranien en Syrie. Pour cela, ils avaient deux options : l’éliminer directement ou soutenir la rébellion. La destruction par Israël de l’infrastructure iranienne en Syrie et l’offensive contre le Hezbollah au Liban en 2024 ont considérablement affaibli le régime, qui s’est retrouvé privé des quelque 50,000 miliciens chiites indispensables à sa protection. Le 27 novembre 2024, premier de jour de l’offensive rebelle, le fruit était assez mûr pour tomber.

Le clan Al-Assad a dirigé la Syrie pendant plus d’un demi-siècle. Quels sont les stigmates politiques, sociaux et économiques d’une telle emprise ?  

La dynastie Al-Assad a établi sa domination en s’appuyant sur un système répressif impitoyable. La crainte et la méfiance persistent dans la société syrienne. Bien que la parole se soit un peu émancipée depuis la chute du régime, les réflexes protecteurs sont toujours présents. Le pouvoir était fondé sur des liens d’allégeance complexes entre le dirigeant suprême et les différentes élites du pays, qu’il s’agisse de chefs de tribus, d’officiers des services de renseignement, de familles commerçantes influentes ou de responsables religieux. Il entretenait ainsi les divisions communautaires, sociales et territoriales qui furent une des causes de l’échec de la révolte dans les premières années. Ces clivages se sont renforcés avec le conflit, car ce sont les relations primaires qui procurent la sécurité aux individus.

On évoque souvent deux scénarios extrêmes pour la Syrie : soit un chaos libyen, soit une dictature islamique… autrement dit, une continuation de la guerre civile et une nouvelle source d’instabilité pour le Moyen-Orient. Quelles sont les autres voies possibles ?

Il est probable que nous aurons une situation intermédiaire entre ces deux extrêmes. Un accord entre l’axe Turquie-Qatar et celui formé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis peut stabiliser le pays en instaurant un régime autoritaire avec quelques dérogations à la charia qui permettraient aux minorités religieuses et aux laïcs de rester en Syrie.

Les diplomaties occidentales sont d’ailleurs plus réalistes qu’en 2011, puisqu’elles ne parlent plus que d’un « gouvernement inclusif » qui respecterait les droits des minorités. Elles évitent de citer les termes « démocratie » et « laïcité ». Toutefois, si le nouveau régime se montre hostile à Israël ou qu’il échoue à unifier les différentes factions, le pays pourrait sombrer dans le chaos libyen et se fragmenter en plusieurs micro-États.

Issue d’Al-Qaïda et de Daech, la HTC aspire à gouverner le pays. Quel bilan faites-vous de son expérience au pouvoir à Idlib ? Ce mouvement a-t-il les moyens de s’imposer à l’échelle nationale et quels sont ses projets de gouvernance ?

À Idlib, la HTC a établi un émirat islamique en utilisant la force, l’aide humanitaire internationale et le soutien de la Turquie. Il a éliminé tous les groupes qui s’opposaient à son pouvoir absolu, qu’ils soient des progressistes comme le journaliste et pacifiste Raed Fares (1972-2018), assassiné le 23 novembre 2018 à Kafranbel, ou des islamistes concurrents pour dominer la province. Ensuite, il a infiltré les différents comités locaux bénéficiant de l’aide humanitaire pour gagner l’appui de la population locale. La charia a été appliquée de manière pragmatique à Idlib, autorisant par exemple la musique et les cigarettes. Il a établi un « Gouvernement du salut », dont la plupart des ministres se trouvent maintenant à Damas grâce à leur expérience dans la gestion d’un territoire.

Bien qu’Idlib ne soit pas représentatif de la Syrie dans son ensemble, il s’agit d’une région pauvre et rurale, conservatrice sur le plan des mœurs et homogène en termes d’ethnicité et de religion. La communauté chrétienne ne compte plus que quelques centaines de membres. Celle des druzes du Djebel Soumak, quant à elle, est composée surtout de personnes âgées et est isolée dans ses collines. Quant aux villages alaouites et chiites, ils ont été anéantis durant le conflit.

Ahmad al-Charaa, tout comme il l’a fait à Idlib, cherche à répéter le même processus à l’échelle de la Syrie. Il souhaite d’abord unifier les différents groupes rebelles sous sa bannière, puis il doit obtenir la levée des sanctions pour bénéficier d’une aide économique internationale substantielle. Pour y parvenir, il doit initialement adopter une posture progressiste et apaisante. C’est seulement après avoir atteint ses objectifs qu’il imposera son totalitarisme. C’est pourquoi il faut que la suspension des sanctions contre la Syrie soit progressive et conditionnelle au respect des droits de la personne. Ne répétons pas les mêmes erreurs qu’avec Bachar al-Assad « le réformateur », qui avait bénéficié de la confiance et des financements généreux de l’Union européenne (UE) et de la France jusqu’en 2011.

Dans le nord-est du pays, une administration autonome kurde est installée depuis une dizaine d’années. Quelles sont les relations entre la HTC et ces forces kurdes ? Quel est l’avenir à plus ou moins long terme de cette entité ?

Ahmad al-Chara demande l’intégration des FDS dans la nouvelle armée syrienne. Il refuse également le maintien de l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (AANES). La HTC n’est pas engagé dans un conflit militaire avec les FDS. Ce sont plutôt les milices pro-turques de l’Armée nationale syrienne (ANS) qui les ont chassés du nord d’Alep (Tel Rifaat) et de Manbej en décembre 2024. Les combats continuent sur les rives de l’Euphrate pour le contrôle du barrage Tichreen, à l’est d’Alep. Cependant, la HTC s’est positionné en janvier 2025 sur la berge sud de l’Euphrate, à Deir ez-Zor, Al-Bou Kamal et Maan (près de Raqqa), pour prendre le contrôle de la région en cas d’attaque de l’ANS et de la Turquie au nord. Le nouveau président par intérim préfère éviter une confrontation directe entre ses troupes et les FDS, car cela nuirait à la levée des sanctions internationales. Néanmoins, son ambition est de mettre fin à l’AANES, car il ne vise pas une Syrie fédérale, mais une république centralisée. Dans ce contexte, l’administration kurde ne pourra survivre sur un territoire restreint qu’avec un soutien américain considérable ou si un scénario libyen devait se développer.

Kurdistan Syrie Amouda manifestation 2019

Kurdistan de Syrie, Amouda, octobre 2019 (Fabrice Balanche)

Comment imaginez-vous le travail de justice vis-à-vis des crimes du régime Al-Assad ?

Le système juridique syrien est dans un état lamentable. Durant le régime, il était aux ordres du pouvoir. Désormais, une justice islamique s’installe avec à sa tête des gens peu recommandables. Il serait préférable que les coupables de crimes de guerre soient traduits devant une cour internationale ayant les ressources nécessaires pour poursuivre les fugitifs vivant à Dubaï, Moscou ou ailleurs. Si ce n’est pas le cas, nous risquons de ne voir condamner que les auxiliaires par des juridictions locales loin d’être impartiales, voire d’assister à des exécutions sommaires pour toute forme de procès. Il y a un désir légitime de justice pour tous les Syriens victimes de la dictature.

Cependant, on doit s’interroger sur les actes répréhensibles commis par la rébellion syrienne, y compris ceux perpétrés par la HTC. Que se passera-t-il si les proches de Raed Fares (militant des droits de l’homme, assassiné par HTS à Idleb en 2018) décident de déposer une plainte contre ses meurtriers ? Il y a déjà l’exemple de Majdi Nema, qui a été arrêté en janvier 2020 à Marseille alors qu’il était en France avec un visa d’étudiant. Cet ancien combattant islamiste de Jaysh al-Islam est notamment accusé d’avoir participé à l’enlèvement, le 9 décembre 2013, de l’avocate et journaliste syrienne Razan Zeitouneh, de son mari, Waël Hamada, et de deux de ses collaborateurs. Son procès devait commencer en avril 2025.

Quelles sont les étapes nécessaires à une reconstruction économique saine et au retour des réfugiés et déplaces ?

Pour débuter, il est impératif de restaurer l’approvisionnement en électricité et d’assurer la sûreté dans tout le pays. Il faut ensuite éradiquer la corruption, qui a pourri la Syrie depuis des décennies et atteint des sommets pendant la guerre. Pour y remédier, il est crucial que l’appareil étatique offre une rémunération adéquate à ses employés, ce qui permettrait d’extirper ce fléau. Comment pouvez-vous résister aux pots-de-vin si votre salaire ne suffit pas à subvenir aux besoins de votre famille ?

Si ces trois modalités sont remplies, l’économie syrienne se redressera spontanément, car les Syriens ont un esprit d’entreprise. Cependant, cela ne garantit pas le retour des quelque 8 millions de réfugiés et 7 millions de personnes déplacées. En effet, ceux qui ont trouvé une nouvelle existence en Europe ou en Amérique du Nord s’y sont intégrés. Ils préfèrent souvent attendre d’être naturalisés pour envisager une réinstallation en Syrie. Ceux qui vivent dans des conditions précaires au Liban, en Jordanie et en Turquie sont plus susceptibles de revenir en Syrie rapidement, à condition que les services de base soient rétablis et qu’ils obtiennent un emploi correctement rémunéré. Leurs familles comptent sur ces transferts d’argent pour survivre.

Comment analysez-vous le rôle de la Turquie, présente militairement et alliée de la HTC, pour l’avenir de la Syrie ?

La Turquie est désormais la puissance dominante en Syrie. Elle a défendu la HTC pendant le conflit, puis elle lui a fourni les ressources nécessaires pour contre-attaquer et abattre le régime. Le cœur du pouvoir à Damas est l’ambassade de Turquie plutôt que le palais présidentiel. Cependant, elle devra trouver un équilibre avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour éviter une instabilité nationale. Car Riyad et Abou Dhabi ne sont pas favorables à la « renaissance » de l’Empire ottoman au Levant. Le Qatar devra également contribuer au financement de la reconstruction du pays, qui sera confiée à des entreprises turques. L’UE sera invitée à soutenir ce processus, puisqu’Ankara utilise depuis 2015 le « chantage aux migrants » pour obtenir des fonds européens.

Un traité de paix avec Israël est-il envisageable ?

L’État hébreu considère cet évènement comme historique et souhaite signer un traité de paix avec Damas, tout en conservant le Golan, occupé depuis 1967. Au mieux, il restituerait les conquêtes de décembre 2024 : le mont Hermon et les villages druzes environnants. La Syrie est à terre et ne peut plus compter sur son armée après la destruction de ses infrastructures militaires par Israël le 8 décembre. De plus, elle a perdu le soutien de l’« axe de la résistance », ayant expulsé l’Iran. Elle a besoin de l’aide américaine, mais le président Donald Trump (2017-2021 et depuis janvier 2025) a reconnu en 2018 l’annexion israélienne du Golan et cherche à étendre les « accords d’Abraham » à tous les pays arabes. Cela ne laisse pas beaucoup d’alternatives à Ahmad al-Charaa s’il souhaite recevoir un appui international pour reconstruire la Syrie et ainsi conserver son pouvoir.

Toutefois, un chef d’État qui a adopté comme nom de guerre Abou Mohamed al-Jolani (« le Golanais », en arabe) pendant deux décennies et qui est imprégné d’idéologie islamiste peut-il renoncer à cela ? S’il accepte de le faire, cela prouvera qu’il a véritablement rompu avec Al-Qaïda et son passé djihadiste.

Entretien réalisé par Guillaume Fourmont (février 2025)