Entretien publié par France 24, le 10 mai 2023. Bahar MAKOOI
La réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, actée dimanche, marque la restauration de la place diplomatique de Bachar al-Assad dans le monde arabe. Le terrible séisme de février, qui a fait plus de 52 000 morts en Syrie et en Turquie, est venu accélérer une réhabilitation qui s’amorçait déjà. Décryptage avec Fabrice Balanche, spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient.
Le dirigeant syrien Bachar al-Assad, invité du prochain sommet de la Ligue arabe prévu le 19 mai en Arabie saoudite. Chose impensable il y a quelques mois encore.
La participation du président syrien consacre son retour parmi ses pairs arabes après plus de onze ans d’isolement. Cette invitation intervient après la réintégration, dimanche 7 mai, de la Syrie au sein de la Ligue arabe, dont elle avait été exclue en 2011 à la suite du soulèvement populaire qui a dégénéré en guerre civile.
Pour comprendre les enjeux de ce revirement, ce qui se joue dans la région et les raisons qui motivent ce rapprochement avec la Syrie, France 24 a interrogé Fabrice Balanche, maître de conférences à Lyon 2 et spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient.
France 24 : Quelle importance revêt la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe ? Qu’est-ce que cette décision peut changer diplomatiquement pour Bachar al-Assad ?
Fabrice Balanche : C’est avant tout symbolique car la Ligue arabe ne dispose pas d’un pouvoir décisionnel exceptionnel. La réintégration lève tout obstacle à la réouverture des ambassades arabes à Damas et des ambassades syriennes dans les pays de la Ligue arabe. Même si la décision finale et le timing revient à chacun des États membres et dans ce domaine il y a des disparités. Les Émirats arabes unis avaient déjà réinstallé leur ambassade en 2018, l’Arabie saoudite vient d’annoncer qu’elle va ouvrir sa mission diplomatique en Syrie. Cela ne devrait pas tarder pour l’Égypte, le Soudan, le Bahreïn, et la Tunisie. Mais le Qatar [qui a soutenu les rebelles syriens] devrait prendre son temps.
Dans tous les cas, pour Bachar al-Assad il s’agit d’une belle victoire diplomatique, avec une Syrie qui retrouve sa place au sein du monde arabe, ce qui va faciliter les rencontres officielles. Or c’est important car la politique du monde arabe se fait beaucoup sur les relations personnelles. À la clef, il y a la question de la participation à la reconstruction de la Syrie.
Mais de facto, cela entraîne aussi l’enterrement de l’opposition syrienne, alors même qu’elle avait occupé le siège de la Syrie, lors de la conférence de la Ligue arabe à Doha en 2013. Avec cette décision de la Ligue, elle se retrouve marginalisée. C’est pour cette raison que les opposants syriens sont tous vent debout contre cette réintégration. Sans oublier que c’est aussi une affaire d’argent car ils bénéficiaient jusqu’ici d’une manne financière provenant des pays du Golfe, ce qui ne va plus être le cas.
Cette décision survient aussi sur fond de réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Est-ce que cela explique ce revirement de la Ligue Arabe avec la Syrie ?
L’Arabie saoudite a été à l’initiative de la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe, avec le soutien des Émirats arabes unis, et les autres pays de la Ligue arabe se sont exécutés. Le rapprochement récent de Riyad avec Téhéran sous l’égide de la Chine explique cette décision.
Si les Saoudiens ont décidé cela, c’est pour faire un geste en direction de l’Iran – allié de Damas. En coulisse le deal est le suivant : d’un côté il s’agit de laisser le champ libre aux Iraniens en Syrie en arrêtant de soutenir l’opposition syrienne. Et de l’autre côté, l’Iran promet de calmer le jeu avec le Yémen et que les Houthis [alliés chiites des Iraniens] cessent de lancer des missiles sur l’Arabie saoudite. Les Saoudiens avaient besoin de cette sécurité retrouvée dans leur royaume afin d’offrir les conditions idéales aux investissements économiques voulus par [le prince héritier] Mohammed Ben Salman [homme fort de Riyad].
Il y a aussi un autre non-dit. Le problème du captagon préoccupe particulièrement les pays arabes. En quelques années, la Syrie est devenue un narco-État. On estime entre 5 à 10 milliards de dollars la production de cette drogue de synthèse qui gangrène la jeunesse et se vend dans l’ensemble du monde arabe, surtout dans les pays du Golfe à fort pouvoir d’achat. Pour lutter contre ce trafic il faut s’attaquer à la production. Et on se doute que Bachar al-Assad et les barons du régime sont derrière cette production. Pour arrêter ce trafic, il faut leur fournir une autre activité. Le chantier de la reconstruction de la Syrie et l’investissement de pays du Golfe dans les projets immobiliers de Bachar al-Assad visent à faire arrêter, ou au moins, à réduire la production de cette drogue.
Bachar al-Assad a-t-il profité du séisme qui a dévasté le nord de la Syrie pour redevenir fréquentable ?
Le processus de rapprochement avec Damas était déjà en cours, avec les Émirats arabes unis en tête. Mais le séisme a mis en lumière la situation catastrophique du peuple syrien sous sanctions internationales et l’état de la reconstruction du pays qui n’avance pas. Il a fait émerger la question de l’utilité des sanctions qui frappent la population syrienne et n’empêchent pas pour autant Bachar al-Assad de se maintenir au pouvoir.
L’Union européenne et les États-Unis ont suspendu leurs sanctions financières contre la Syrie pour plusieurs mois et c’est renouvelable. Ces sanctions bloquaient l’action humanitaire de nombreuses ONG et la reconstruction en freinant les entrepreneurs qui souhaitaient réinvestir en Syrie. On voit mal comment ils vont les rétablir au vu du contexte humanitaire qui ne va pas s’améliorer.
Le résumé de la semaineFrance 24 vous propose de revenir sur les actualités qui ont marqué la semaine
Au prétexte du séisme, les pays arabes se sont mis à rediscuter avec les officiels syriens sans perdre la face. On peut affirmer que cette catastrophe a accéléré le processus de réhabilitation de la Syrie au sein de la Ligue arabe.
Pour la première fois depuis 2011, les ministres des Affaires étrangères de la Turquie et de la Syrie se sont entretenus le 10 mai à Moscou. Bachar al-Assad est-il en mesure de reconstruire ses relations avec d’autres pays ?
Le processus de rapprochement avec la Turquie se fait en parallèle et sous l’égide de la Russie, qui œuvre depuis le début de la guerre en Ukraine à un rapprochement avec Erdogan.
Quant aux Occidentaux, pour les États-Unis, la Syrie n’est plus tellement sur leur agenda. Les Européens se sentent, eux, concernés par les évènements en Syrie car la migration venue de ce pays a directement un impact, ainsi que le problème terroriste. Pour rappel, il y a toujours plusieurs centaines de jihadistes européens en liberté dans le pays avec une nouvelle génération de jihadistes qui apparaiî dans le nord-est.
Malgré tout l’UE ne veut pas normaliser sa relation avec Bachar al-Assad pour des raisons liées aux droits de l’Homme et aux crimes de guerre. Mais on voit quand même des pays européens qui sont en première ligne de la vague migratoire et qui souhaitent renouer avec la Syrie dans une approche purement réaliste, à l’instar de la Hongrie, de la République tchèque, de la Roumanie ou encore de Chypre. Le Danemark milite aussi pour une normalisation avec des gestes marquants. L’office danois des migrations danois a ainsi estimé, en 2020, que la situation à Damas était « suffisamment stable » pour permettre le retour des réfugiés syriens.